Armand Peter

Histoire d’un Tigre amoureux des oiseaux

         

Armand Peter est éditeur et directeur du festival "Mittel Europa".

 


Histoire d’un Tigre amoureux des oiseaux
(Jasna Samic, L’Amoureux des oiseaux, en bilingue, Bf éditions, Strasbourg, 2006)

J’ai rencontré Jasna Samic il y a plusieurs années, grâce à Vladimir Fisera, grand connaisseur de la littérature et de l’histoire des Balkans. Plus exactement, je l’ai connue grâce à une anthologie de la poésie bosniaque, publiée par mes soins en 1994, dont Vladimir Fisera est l’auteur. Deux poèmes de Jasna Samic y figuraient, tirés de son ouvrage poétique
Iz biljezaka Babur Saha (éd. Svjetlost, Sarajevo, 1986), et traduits par l’auteur de l’anthologie. Ces poèmes orientaux, qui pourtant échappaient à l’exotisme primaire, m’ont d’emblée séduit par leur aspect à la fois ancien et moderne. J’ai eu donc envie d’en lire davantage et, lors de la Biennale de Mittel Europa où j’ai invité Jasna avec d’autres écrivains slaves, je lui ai demandé de me montrer ses autres poèmes. Elle a mis plusieurs années avant de le faire. Visiblement insatisfaite et de l’original et de sa version française, elle a repris plusieurs fois les mêmes vers. Un certain nombre de poèmes écrits directement en français ont été introduits par la suite dans son « original » bosniaque. Aussi l’auteur considérait-elle l’ouvrage que j’ai publié en 2006 en français et en bosniaque, non pas comme un livre bilingue, mais comme deux livres autonomes. Mon envie était donc de faire connaître cet ouvrage, intitulé L’Amoureux des oiseaux, non seulement au public français, mais aussi aux ex-Yougoslaves, et particulièrement aux Bosniaques. Quoi que l’ouvrage fût publié il a y deux décennies en ex-Yougoslavie, c’est un nouveau livre, remanié et rajeuni.

Connaissant l’histoire de ces pays, il me semblait tout à fait normal que l’auteur s’inspire de la poésie orientale. Mais c’est plus apparent que réel, bien qu’on puisse dire que l’Orient, qui fait toujours rêver avec ses Mille et une nuit, s’est ancré réellement à Sarajevo et y résiste aux tempêtes de l’Histoire et aux bains de sang.

En effet, dans le livre de Jasna Samic, deux univers se côtoient : l’un imaginaire et l’autre réel, l’un mystique et l’autre guerrier. L’auteur a surtout rêvassé autour d’un Tigre, Babur, souverain des Indes et conquérant de Samarkand, mais évoque aussi ses femmes et ses amants, en les réinventant, ainsi que ses jardins et ses poètes, ses danseuses et ses houris terrestres dont le Tigre est esclave. Si à l’image des mystiques, la poétesse croit en Secret, elle rit des lâches, hypocrites, mouchards, faibles, glorifiant les fidèles et les gens de cœur.

Pour écrire ce livre, Jasna Samic s’est inspirée de ses recherches d’orientaliste, notamment en soufisme dont elle est spécialiste. Néanmoins, elle a plutôt joué avec les concepts de ce dernier qu’elle ne les a respectés à la lettre. C’est ce que d’ailleurs Jasna Samic a affirmé lors de la présentation de son livre à la librairie Kléber en février 07. Or, elle n’apparaît en aucun cas ici comme un imitateur de poésie orientale. Certes, il s’agit d’une poésie mystique, baptisée par l’auteur de poésie mystique laïque, ou plus exactement, écrite par un laïc moderne, en vers libres, dans un rythme enivrant qui rappelle la volupté des contes orientaux. Bien que d’inspiration mystique, donc, cet ouvrage renferme pourtant, surtout dans sa deuxième partie, un lyrisme slave et une certaine dérision propre à l’Europe centrale. Toute en exhalant des parfums exotiques, le livre est aussi une métaphore sur le totalitarisme. On y reconnaîtra à travers un langage codé le pays natal de l’auteur, ses dirigeants, ses poètes communistes, dont la vie se mêle à celle des déesses égyptiennes et des peintres d’arabesques.

L’ouvrage est divisé en deux parties. La première est écrite en vers et la deuxième, intitulée Personnages, est en prose écrite dans le style de contes. La partie poétique se présente comme un journal intime où s’expriment le roi Babur (qui signifie en fait tigre) et ses sujets, ses poètes et ses femmes, tandis que la seconde partie peut être comprise comme une sorte d’autobiographie écrite à la troisième personne. C’est là où l’auteur revient sur tous les personnages, évoqués dans la première partie, en nous décrivant leurs vies. Plus que de brèves biographies, ce sont de courts récits, sous forme de portraits des héros. Si certains sont inventés, d’autres sont bien réels, de vrais personnages historiques. La poétesse situe son chant géographiquement d’abord en Asie centrale, pour l’approcher de plus en plus vers l’Ouest. Du point de vue du temps, l’histoire du récit commence au 16ème siècle, et recule de plus en plus vers le passé. En d’autres termes, l’auteur commence par la vie de « son » Tigre, et termine ses vers et ses contes par les dieux et les déesses égyptiens. Et pourtant, cet ouvrage reste d’actualité. Qu’il s’agisse de poètes ou de dieux d’antan, du communisme ou de démocratie, l’auteur nous rappelle que le monde n’a pas vraiment changé. Si « Dieu est mort en nous, consumé par négligence », la bêtise est éternelle et le vin est « la demeure de ceux qui aiment et frémissent ».

Cependant, à l’instar de Flaubert, l’auteur dit : le Tigre c’est moi.

Armand Peter
Editeur, et Directeur de la Biennale de Mittel Europa