Osman Arnautović

L'érection

         

Osman Arnautovic est né en 1948 à Bijeljina, Bosnie-Herzégovine, où il a passé la guerre (1992-1995). Il vit à Bruxelles où il écrit des nouvelles.

 

 

L'érection

"Le paradis est fait de souffrance."
Ma mère Timka

Ce que Goran détestait le plus c'était de faire ses devoirs scolaires. Il aimait dessiner. Même maintenant pendant qu'il recopiait dans son cahier 1X3=3, 2X3=6, 3X3=9 ..... de sa table de multiplication, il avait envie d'interrompre cette série ennuyeuse et de continuer à dessiner le cheval sur la feuille qu'il avait cachée sous le manuel de maths. Aller à l'école, c'était un plaisir pour lui. Il aimait surtout les leçons pendant lesquelles l'institutrice leur racontait les histoires extraordinaires des peuples anciens, des habitants des continents lointains; il adorait dessiner les animaux comme les dinosaures et puis en donnant libre cours à son imagination aimait leur inhaler de l'âme et les regarder dans un combat farouche. Pourtant, sortir de l'école avec ses copains et s'abandonner à l'élan juvénile, courir au parc pour ramasser les marrons, rivaliser en vitesse, jouer au foot sous la surveillance vigilante de "kaiser", le gardien du parc en uniforme vert, qui s'ennuyait évidemment, c'était le rêve de tous les rêves!
Mais rien n'était plus comme d'habitude. Son institutrice, aimable, souriante, prête à l'aider, à caresser ses cheveux, est devenue tout d'un coup lointaine, sérieuse, étrange. Ses sourires, à vrai dire très rares ces derniers jours, étaient maintenant réservés aux autres enfants. Elle l'ignorait. Pourquoi, il ne savait pas. Peut-être, ces effervescences dans la ville et à la télévision l'avaient probablement perturbée, l'avaient poussée dans cet abîme de non-sens et elle a côtoyé, elle aussi, le comportement incompréhensible des autres adultes.
Mais pourquoi a-t-elle fait hier un nouvelle disposition des élèves de la classe? Lui, il était à présent sur le même banc que Fatima, la fille discrète, solitaire, pusillanime, qu'il n'aimait pas. Depuis toujours c'était la sainte règle de disposer les meilleurs élèves avec ceux qui avaient besoin d'une aide, les plus turbulents aux premiers rangs. Comment alors comprendre les nouveaux critères de cette disposition ? Lui, il était bon élève, Fatima aussi.
Goran essayait d'établir le contact visuel avec son institutrice, désireux de lire dans ses yeux les raisons de ce changement impétueux et si douloureux. Elle continuait à enseigner, à les interroger, mais c'était différent : son sourire avait été remplacé par des tics spasmodiques au coin gauche de sa lèvre supérieure et elle n'était plus belle. Le garçon avait envie de pleurer. Quand il a dit à son père ce qui s'était passé dans sa classe, - la nouvelle disposition, le comportement étrange et réservé de son institutrice -, celui-ci ne montra aucun étonnement. Il grommela une explication vague mentionnant des noms différents, des stupidités nationalistes et ce fut tout. Lui, pauvre garçon, n'a rien compris. Dans la classe, son regard suivait avec insistance les mouvements, les gestes, le va-et-vient de madame et ce qui était évident, - Goran était sûr de son raisonnement -, elle était tournée presque tout le temps vers les deux rangs à droite de la nouvelle disposition. Goran commençait à citer dans ses pensées les noms des élèves de l'autre côté : Jovan, Stevan, Djuja, Pantelija, Savatije*....., et de "son" côté : Himzo, Halil, Fatima, Hafiz, Himzija, Goran**, mais lui, il ne voyait aucune différence. A quoi son père pensait-il en parlant des noms différents? Le nom c'est un nom. Pour appeler quelqu'un et pour que tout le monde sache à qui on s'adresse. Cela le troublait énormément.
En sortant de l'école, il rentrait directement à la maison. Les autres enfants ne manifestaient pas non plus leur envie d'aller au parc. En plus, le comportement bizarre et les visages grincheux, sérieux et tendus des adultes, comme en attente, l'intriguaient. Goran comprenait qu'il était arrivé quelque chose de non-naturel, dangereux, il les écoutait parler en chuchotant "d'un dirigeant charismatique", "du nationalisme", "des tchetniks", mais il ne connaissait pas du tout la signification de ces mots. Dans son monde de jeux d'enfants, de héros de bandes dessinées, de chimères si séduisantes qui débordaient de sa tête, tout était possible et clair comme soleil. Au contraire, les adultes, quant à lui, qui ne savaient jamais éviter l'inanité de leur austérité, avaient l'air des noyés qui regimbaient en panique, mais qui ne désiraient pas être sauvés. Le plus souvent embêtants, partiaux, énervés, ils gâchaient tout comme d'habitude. Ses parents surtout. Ne comprenant pas du tout le monde trop étroit des grandes personnes il ne pouvait plus respirer normalement. Il rêvait de s'introduire dans leur univers uniquement pour deviner le secret. Mais pour lui, il était totalement impossible de se dégager de son monde d'insouciance et de voltigement, infini et éternel, et de se précipiter dans un autre si limité et si obscur. Tous les soirs, après le souper, ses parents s'installaient devant la télé et regardaient des créatures vêtues de complets foncés, graves, orgueilleux, solennels, autour d'une grande table ronde. Ils les écoutaient attentivement comme si leur vie dépendait des paroles absurdes et incompréhensibles. C'était hors de toute l'intelligence du petit.
Le bruit derrière lui le fit sursauter. Il cacha vite le dessin et continua son devoir : ..... 4X3=12, 5X3=15 ..... Son père entra et s'approcha de la vitrine.
— Tu travailles. C'est bien — dit-il en fouillant dans un tiroir.
— Zeyna, je ne trouve pas — cria-t-il.
— Mais, comment?
La voix de sa mère venait de la cuisine. Goran entend les pas pressés. Elle entra. Les bruits de fouille dans le tiroir et puis l'exclamation de sa mère:
— Le voilà. Et mon Veysil, toi, tu es aveugle, ou quoi ?
— Fichtre! — fit son père sans aucune trace de rancune dans sa voix.
Ils sortirent.
Tout d'un coup la fusillade aiguë, tonnante retentit dans le lointain, pas comme celle qu'on écoutait ces derniers temps surtout le soir. D'après son père on tirait en l'air. Maintenant c'était comme dans les films qu'il avait regardés souvent, la fusillade fréquente, accélérée, de deux groupes en collision. L'enfant se leva rapidement et fit irruption dans la cuisine. Ses parents arrêtés, immobiles et muets, étaient debout près de la petite table. Il ne pouvait rien lire sur leurs visages, mais leur passivité lui disait tout de suite qu'ils avaient, eux aussi, remarqué que cette fusillade était différente.
— Elle vient de la direction de l'Auberge de jeunesse — dit son père subitement.
— Il me semble, à moi, qu'elle vient de la direction de l'hôtel.
Goran les observait et il avait l'impression qu'on tirait de tous les côtés. Son père s'agita, sortit vite dans le couloir et on entendit le bruit de la clé dans la serrure.
Zeyna jeta un coup d'oeil à Goran et dit avec un effort si visible, le ton habituel :
— Goran, va dans ta chambre, Continue ton devoir. Ça, ce n'est rien.
L'enfant se tourna et se dirigea vers sa chambre.
— Et n'en bouge pas! — retentit la voix derrière lui.
Il entra dans la chambre, les oreilles prêtes jusqu'à la rupture. Il entendit ses parents courir à l'étage. Leurs pas trépignaient sur les marches en bois. Les tirs en file, les explosions plus fortes retentissaient maintenant pas si loin de leur maison. Il accourut vers la fenêtre, écarta le rideau. La ruelle était vide. Pas âme qui vive. Il sentit dans sa poitrine une telle excitation. Il avait envie de sortir et de se confronter à ceux qui tiraient. De voir leurs armes. Ufff, comme il désirait depuis toujours avoir un couteau, un pistolet, un sniper! De regarder les cibles éloignées, mais si proches grâce à ces lunettes attachées sur le fusil! De déclencher la gâchette et voir sa victime tomber atteinte par son tir précis!
Personne dans la ruelle. Cela l'étonnait.
"Est-ce possible que personne ne s'intéressait à cet incident?", se demanda l'enfant, intrigué. Sa curiosité et son imagination le poussaient à sortir furtivement de la maison. Mais le regard austère et la voix sérieuse de son papa, gravés dans ses pensées, le firent rejeter cette idée malencontreuse. Le temps passait, les minutes se traînaient comme contusionnées, portant le fardeau de l'incertitude.
La fusillade retentissait de tous côtés.
"Pourquoi personne ne surgit-il? Que fabriquent-ils? Où sont-ils?"
Il sortit dans le couloir, regarda l'escalier menant à l'étage. Personne. Probablement ses parents, silencieux et apeurés étaient dans la chambre donnant sur la ruelle et l'examinaient par le rideau transparent?
Apeurés? Il n'a pas remarqué qu'ils avaient peur, mais ils étaient différents.
Debout au milieu du couloir, hésitant, Goran fit quelques pas vers la porte d'entrée, s'arrêta, se retourna vers l'escalier. Les voix et les cris de dehors enflammèrent son imagination, il sentit son courage monter rapidement, ses jambes se précipitèrent vers la porte. En tâtonnant dans la pénombre il tourna la clé, une, deux fois et ouvrit la porte. En ce moment le cri de sa mère, apparue à l'escalier, déchira l'air :
— Goran! Ne sors pas!
Mais l'enfant s'est déjà mis dehors sur la terrasse d'entrée et instantanément son regard croisa deux yeux bleu pâle, de glace, encerclés par les trous de cagoule. Tous les sentiments de l'enfant furent obscurcis par la consternation, par l'incrédulité. Il essaya de retourner dans le couloir, mais les doigts griffus de l'être s'enfoncèrent dans son bras.
— Arrête, petit! Où vas-tu?
Sa mère arriva en courant mais deux autres cagoules surgies de nulle part l'attrapèrent et l'entraînèrent à l'intérieur.
L'enfant, rendu fou par les cris de sa mère, essayait de se libérer, mais l'étreinte d'acier l'empêchait.
— Doucement, petit! Doucement! Calme-toi!
L'enfant se figea. La voix calmante de cette créature l'hypnotisait et déchirait en même temps.
— Viens un peu ici — fit la cagoule, tirant l'enfant hors de la terrasse.
Goran marchait ne sentant pas le sol sous ses pieds. Il planait dans l'air.
Ils s'arrêtèrent.
— Nous allons parler sérieusement, nous deux. Tu es turc?
La question frappa et confondit l'enfant. ll regardait les yeux de son adversaire, hésitait. Mais il ne répondit rien.
— Entends-tu ce que je te demande? Tu es bon garçon et tu sais bien répondre à une simple question. C'est plus facile qu'à l'école. N'est-ce pas? Dis-moi! Es-tu "turc"?
L'enfant commença à nouveau de résister.
— Je te demande poliment et réponds-moi.
Les efforts de l'enfant centuplèrent, il se mit à se tordre comme une anguille, agitant les jambes, le bras libre en criant de toutes ses forces. La cagoule le posa par terre, non sans efforts, par terre, déposa son Uzi à côté, retira le grand couteau de son fourreau et découpa le pantalon de l'enfant. Puis d'un trait de sa main gauche, lacéra le slip. La verge de l'enfant se montra, toute petite, circoncise.
— Mais voilà. Juste ce que je pensais. Le petit "turc".
Un mélange de ce dernier mot, de sa nudité, des cris de son père et de sa mère qui s'échappaient de l'intérieur de la maison fermée, arrêta brusquement les mouvements violents de Goran. Il braqua ses yeux dans les trous de cagoule. Une froideur bleu pâle lui répondit.
— Ne touchez pas mon papa et ma maman, s'il vous plaît.
L'enfant dit cela d'une voix suppliante, pensant que le fait que son adversaire a découvert ce qu'il avait voulu savoir, va achever cette situation terrible et que la vie normale va se rétablir.
Il leva la tête car il lui sembla pour le moment que les yeux de cette figure commençait à irradier un peu de bienveillance si nécessaire à l'âme souffrante de l'enfant, mais la main qui tenait le couteau, celui que Goran désirait depuis toujours, se déplaça du côté gauche, le regard de l'enfant suivit ce geste. Juste à ce moment-là quelque chose de si stupide vint dans l'esprit de l'enfant : 3X3=9; 4X3=12. Une fraction de seconde après, un autre geste rapide comme un éclair, dirigea le couteau vers la gorge. Le sang jaillit, l'esprit se détacha promptement du corps. Quelques soubresauts, spasmes d'agonie et le minuscule corps se tranquillisa. La cagoule scruta la petite tête, la gorge tranchée d'où le sang coulait en petits giclements et puis il porta le regard sur le pantalon lacéré et fit un brusque recul. Ses lèvres s'ouvrirent, ses yeux s'écarquillèrent. Ce qui s'offrait devant lui était inimaginable et saugrenu.
La petite verge était en pleine érection.