Évelyne Morin est née en 1950 à Tulle, en Corrèze, et vit en région parisienne. Elle fait des études de Lettres à Paris, à la Sorbonne et à l’Université Paris VII. Elle obtient une Licence, une Maîtrise, un CAPES de Lettres, une Unité de Valeur de théâtre et un Certificat de linguistique. Elle devient professeure. Parallèlement elle entre dans une compagnie de théâtre, Les Trois Clous, dont elle fait toujours partie. Elle effectue une formation avec des metteurs en scène tels que Guy Rétoré, au TEP, Jean-Pierre Vincent, au théâtre des Amandiers de Nanterre. C’est lorsqu’elle est étudiante qu’elle commence à écrire. Avec sa Compagnie de théâtre, elle organise chaque année un événement poétique et musical,Poésie & musique.orge, dans le cadre du Printemps des Poètes.
Certains de ses poèmes que nous vous présentons sont inspirés par les guerres en Bosnie et la ville de Sarajevo.
poésie
***
Ils vous ont dit
de partir
là-bas
à l’étranger
Vous les avez regardés en silence
La peur dans les mains
Ils vous ont dit
que le train vous attendait
qu’il fallait dire au revoir
Vous avez regardé la maison
Vous avez regardé les arbres
Et vous n’étiez plus là
Seulement le vide à votre place
Ils vous ont emmenés dociles
Parce que votre âme était déjà
nulle part
Seulement la peur vivait encore en vous
La gare était là
pareille
différente
La fanfare jouait
Ils vous ont dit que c’était jour de fête
Vous ne reconnaissiez pas le ciel
Trop grand trop bleu
Lentement
vous deveniez étrangers
à travers les vitres du train
Vous ne connaissiez plus
les mots
pour penser
Vous n’aimiez plus vivre
Vous n’aimiez pas encre mourir
Vous pleuriez
Dernier train avant le jour
Éditions Le dé bleu 2001
in Anthologie Le Nouvel Athanor 2018
Désir maquillé de rouge
Tu descends la rue
Passagère de l’amour
Les trains de liberté ne mènent nulle part
Rideaux tirés
Instants vendus
Tu donnes ton corps
au miroir
seul
*
La poupée au regard vide
abandonnée un soir de pluie
s’est jetée de la lucarne du grenier
Une chaussure reste pendue à la lune
Les rires franchiront la mort à cloche-pied
Musiques barbelées
autrefois souveraines
Histoires désaccordées
Un scarabée tenace remonte
l’ossuaire du temps
*
L’été n’est que regards
Soirs partagés de solitude
aux terrasses des cafés
Les rires se brisent comme des verres
Dans le sacrifice du jour
l’étoile noire d’une femme dévêtue
*
Trains ensommeillés
dans des gares de nulle part
Arrêts grinçants de nuit
Pourquoi repartir
Dans les couloirs vides
des fantômes de rencontres s’étreignent
La buée sur la vitre
ternit le reflet invisible d’un visage
Un chat traverse la voie
Terre de mortes-lunes
Éditions Table rase 1993
Les lèvres rouges se découpent sur la solitude
comme des marques de fouet sur un cheval abattu
Les pas cognent dans ma tête
J’attends le premier passant
Il me fera l’amour sans me voir
dans le mensonge de cette chambre aux instants décalés
Il allumera une cigarette
Mais qui me parlera dans le noir
quand je verrai l’amour
s’allumer s’éteindre à l’hôtel d’en face
Les chiens crèvent sans bruit dans les terrains vagues
Il y aura cette nuit à traverser
Et l’infinie présence du désert
tendu comme un drap
Ma langue serpente dans ma souffrance
Les trottoirs s’en vont vers d’autres rues
d’autres filles
Une fois lavée l’écume du hasard
Ombres, désirs
Éditions Jacques Brémond 2000
Je pourrais déterrer l'eau que je bois à la fontaine des cimetières à côté de l'odeur des fleurs fanées Et retourner à ma place Regarder le monde de loin Au fond de la salle Le jeu se jouerait sans moi Ou bien regarder le ciel bleu dans l'encadrement d'une fenêtre allongée sur un lit blanc Pourquoi la vie est-elle plus incandescente dans mon ventre ma tête Les mots ne parviennent pas à la boire Je vais partir sans mémoire Déshabillée du monde Franchir la frontière d'eau morte Mais c'est pour une autre histoire La guerre n'est pas le geste quotidien d'étendre le linge sur un fil Et il sèche toujours malgré les tirs Habitant seuls la vie qui reste aux oiseaux on s'arrête quelque part Et ce n'était pas là Les heures ne sèchent pas Nous avons déplacé nos cœurs ailleurs parce qu'ils ne battaient plus Nous guettons les mots des autres en fuite de notre silence La terre brûle et saigne et pleure et se terre
Un retour plus loin
Éditions Jacques Brémond 2007
Nous ne souvenons de rien qui ne fût déjà dans nos mémoires
Et quand nous avons dépecé l’horloge
nous n’avons lu aucun signe dans ses entrailles
Nous nous sommes partagé
ce qu’elle ne nous avait jamais donné
de son temps
pour qu’aucune histoire ne reste vierge de son passage
Dans les chambres où nous avons perdu le sommeil
nous revenons sentir le parfum des fleurs artificielles
Nous grandissons dans la glace de l’armoire
derrière les volets mi-clos
comme des ailes d’oiseaux
Nous sommes en route pour des frontières invisibles
Nos marches traversées d’orages
lentement nous entravent
D’autres retiennent leur vie en suspens
au bord du noir
et reprennent souffle avec le jour
Je ne sais pas bercer mes questions
endormir les eaux vivesv
Seulement arracher les ailes
des oiseaux de nuit
et franchir les frontières sans épouvante
Si je savais les mots qui augurent le soleil
je dirais aux poupées qui dorment
sans tombeau
N’attendez pas d’ouvrir les yeux
Le temps est là
qui vous parjure
Un retour plus loin
Éditions Jacques Brémond 2007
Tu écris dans le hasard des ombres abandonnées par les chiens
Au milieu du strip death
les vivants se déshabillent des lambeaux de la foi
qu’ils n’ont jamais eue
La langue rouge pendante
ils halètent lèchent la terre jusqu’à perdre âme
Des fils de fer dans la bouche ils embrassent le vide
Les lampadaires veillent même les oiseaux
Un ange monte la garde
Et si d’autres silences sont plus forts
nous les pendrons aux lumières
Mannequins gris de nos mémoires graffitées
Cafe Musik
Une croix plantée dans une valise
C’est ici que nous vivons
en dansant sur les murs
Un retour plus loin
Éditions Jacques Brémond 2007
Nous sommes revenus des voyages
des nouvelles conquêtes
Incertaines voilures d’odyssées de l’esprit
Dire ne pas dire ce qui avance dans l’ombre dépourvu d’ombre
L’humilité des hommes humiliés déplacés outreterre
Ceux-là restent en allés pour toujours
des lieux qu’ils reconnaissent de loin
seulement
Ils n’en avaient tant voulu que leur défaite
dans une rue de passage
Maintenant leur
à rester
entre
Les hommes des seuils
étrangent notre silence
complice des racines
éclatées
à la pluie du jour
Ils ont perdu leurs yeux
à une frontière effacée
Ce n’est pas cela
qu’ils veulent
Mais des baisers
intransigeants
comme les cadavres qu’on expose dans leur parure des dimanches
Pardon disent-ils
Pardon pour les jours et les nuits
empoisonnés
Nous habitons la litanie des villes Beyrouth Mogadiscio Sarajevo Szrebrenica Jérusalem Ramallah Grozny New York Kaboul Paris Bagdad Madrid Damas Nous habitons ailleurs Espérant la Ville sans nom
N’arrêtez pas la terre ici
Éditions Le Nouvel Athanor 2007
in Anthologie Éditions Le Nouvel Athanor 2018
Le vol blanc d’un cygne
Très pur oubli
Distance immatérielle
Sérénité du temps aboli
Voie solaire
une
Très pur éclat de chant
Au jour ébloui du jour
Blanche apparition de la parole
*
À peine le paroxysme
d’un nuage
Un oiseau
à l’extrême inverse de son exode
Au péril des heures fragiles
Cette passante à la chevelure déchirée :
dernier reflet d’elle
Miroir
inextinguible
distrait à l’aurore flamboyée
Vanité de l’ombre
Rouge à l’âme
Éditions Potentille 2007
Nuit
Nuit
Traverse de l’intranquillité
Le corps tel un mur pour l’esprit
Échappée prisonnière des nuits
Je n’ai pas le silence pour rêver
mais le tourment
de dire et dire encore l’éveil
qui force la nuit à veiller vive
Vibration des fleurs nocturnes
dedans le corps
Rien nuire
Immobile
impatience d’être
au milieu de la nuit sans pouvoir
revenir au bord
(Ma terreur aux racines de pierre
Ma terreur aux ailes de cendre
comme un cheval sans maître
là-bas court dans la plaine)
Le sommeil descellerait
l’aventure de partir
Corps irradié d’être
corps maintenant passant
l’équinoxe
Juste
départ
de l’un et l’autre
versant
de la conscience
Nuit juste nuit : corps à corps
Revue Liqueur 44, n°78 Printemps 2007
in Ronde noire
à paraître aux éditions Jacques Brémond
En haute nuit
Lutte
avec les anges
porteurs des paroles
blanches.
Pas encore
paroles.
Larguant le jour
arrimé au corps informulé
des ténèbres
partir en haute nuit
Couper le fil
du courant
entravé de
blancheur inerte
Noir. Lumière.
Un souffle.
La rive. Blanche.
Les mots hoquettent
se désordonnent
ne savent pas en finir.
Avant l’aube.
Les mots.
Reconquis.
Mêlés de sang tombent dans la terre.
De tous les souffles advient un souffle
Les corps de glace délivrant la chair des yeux du monde
Violence
portée
à l’esprit
Revue Multiples n°78, 2011
in Ronde noire
à paraître aux éditions Jacques Brémond
Images du vide
En ce lieu juste du jour d’après
Les plus lointains silences se rapprochent
Là
d’ailleurs
à la frontière de ce qui prend lieu
D’aucune autre apparence
Mais ici laissant
ce qui
sans nom
brûle au soleil
appelle le silence
miroitant du ciel
Une poussière d’être
Poussière légère
Rien qui subsiste
Mais en suspens
un soleil qu’on n’avait jamais vu
Poussière de lune
Poussière de nuit
Poussant la vie dérisoire
dans les recoins
de pièces anciennes
Rien provisoire
Et le vide appelle
rempli de désirs tant
qu’à choisir faut
l’angoisse
Rien retenu
au bord de s’élancer
Mais vient l’enfance
tardive
allumée à l’incendie
de cette nuit
Cela
obscurément possible
Poussière légère
Le mot échéant
Confronté à
maintenant
Épuisement du vide
happant tous les désirs
D’aucun désir
ne pouvant tisser
la trame
Ce mot qui se cherche
Ce mot qui me cherche
Là sur le vide
en attente
gris solitaire
d’un temps qui n’advient
Un livre peut-être
à écrire
qui ne serait
ni la nuit ni le jour
Mais cette fenêtre
grande ouverte
Et rien après
Qu’une pièce inexplorée
silencieuse
d’inquiétude
Le temps
sourd
Sape de ce qui est
passé
Déjà atteint
En suspens au bord du vide
miné par l’instant
Blog Verso mai 2016
À l’été des quatre-vingt-dix-neuf
Nous irons tard dans la nuit
rejoindre nos attentes
inaccomplies Nous irons
où nous croyons aller
dans l’illusion des eaux vives
Enfanter les fantômes
d’enfants que
nous ne fûmes pas
et que maintenant
nous pleurons
Nous sommes des enfants perdus
dans les gares
ou les cimetières
les ruisseaux et les peurs
les après-midi d’ennui
à la séparation des orages
Comment libérer
ce qui ne peut l’être
Pendu à un fil
qui jamais ne lâche
Mais retient la douleur
à l’été des quatre-vingt-dix-neuf
À la question
jamais résolue de
leur dernière pensée
leur dernière angoisse
avant de basculer
dans le jour immaculé
de leur fin
Revue Décharge n°175 Septembre 2017
À l’annonce des temps nouveaux
À l’annonce des temps nouveaux
nous sommes allés dans les bruyères
Sur les longs plateaux on percevait l’horizon
Nous avons pris des chemins de traverse
suivant le parfum des fleurs
Nous avons entendu les nuages
pleurer la fatigue de leur errance
Et quand nous ne pouvions plus avancer
nous cheminions encore
dans la mémoire de notre enfance
et de notre terre perdue
Nous nous sommes couchés loin des feux
qui embrasaient la terre
Parler aurait été une offense
aux prophéties anciennes
surgissant du silence
Nous avions apprivoisé
nos peurs Et nous restions
sans bouger à l’écoute
de la source intérieure
qui naissait de nos doutes
abolis
C’était ici
ou bien ailleurs
Et nous existions de nos exils
répétés à l’infini du monde
Ce sera un recommencement
lorsque nous apercevrons la bruyère
à la lumière d’aubes
inconscientes
Nous soulèverons les voiles
imaginaires de nos attentes
et nous verrons l’inconnu
sous nos yeux
depuis toujours
grand ouvert
Inédit
Sur un damier rouge sang
Le soleil s’est levé sur la glace
Et l’exil est joie
d’être libéré des départs
Quelque chose surgira
Le renard sortira de terre
Pelage roux
ou argenté
Comme un souvenir heureux
au milieu de la route
Nuit éligible
sur cette terre au bout du voyage
Feuilles rouge et or
Que vient brûler ce qui suit
Une indéfinition
Soleil à peine dans le brouillard
Des signes font signe
et disparaissent
Jeu existentiel
sur un damier
rouge sang
La séparation aura lieu
Comme un soleil glacé
Une figure tout autre apparaît
Reine d’un imprenable royaume
Inédit
Les mots du monde
Les mots du monde se dressent
comme une paroi de verre
Un cri vers le ciel
Et le corps retombe sur la terre
Rien n’a pu ouvrir la parole
Nous avons éteint les cendres
Dressé des stèles
aux jours d’avant
Aux fenêtres affamées de lumière
nous préférions les couloirs
de l’ombre
La peur savait mieux que nous
traverser les rues
Un jour la vie sera là
à côté comme une fête
dans le noir
Nous aurons le temps du temps
oublié du monde
Il y a des restes de jeux d’enfant
dans les cours d’immeubles
gris écarlate
Des noms d’eau vive
cherchée à la fontaine
explosent sur le chemin
La ville se referme
comme une prière
abandonnée
Les bois flottés du jour
Éditions Encres Vives 2019
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Évelyne Morin voyage, à la recherche des traces, des blessures anciennes, de la mémoire.Sa sensibilité aux fractures du monde, son engagement pour « la cause humaine », ont été motivés par les images familiales, celle de son père, qui a rejoint les Forces Françaises de Libération pendant la guerre de 1939-1945, de sa grand-mère paternelle, qui a participé à la Résistance, de sa mère, par ses récits sur l’Occupation en Corrèze et le drame de Tulle du 9 juin 1944 (99 hommes pendus et 149 déportés par la division Das Reich).
Son écriture est une interrogation de l’origine, indissociable de la mort, du passage. En ce lieu mystérieux qu’on atteint, à la limite intérieure où le sens ordinaire se perd pour réinventer le sens. En une quête de la lumière dans la nuit, à la lisière de l’indicible, captation de l’instant qui éternise le temps, disparition de toute trace, donnant accès à « l’autre côté d’ici ».Dans l’abandon à l’attente, au vide, au silence, la parole poétique guette les signes de l’accomplissement.
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