Jasna Samic

L’empire des ombres
(extrait)

         

Jasna Samic, née à Sarajevo, vit à Paris où elle écrit en bosniaque (serbocroate) et en français. Elle a publié des romans, nouvelles, poésie, pièces de théâtre, essais; elle est aussi metteur en scène et l'auteur de films documentaires.
Lauréate du Programme Missions Stendhal et du prix Gauchez-Philippot.

 

 

L’empire des ombres
(extrait)

Le monde est une prison et nous sommes les prisonniers,
Creuse un trou dans le mur de la prison et échappe-toi!<

Mais les ténèbres sont-elles elles-mêmes les toiles
Où vivent … des êtres disparus aux regards familiers



Me voilà dans le même train que je prenais pour me rendre à l’Université strasbourgeoise où j’enseignais les trois langues slaves (selon les principes linguistiques, une seule langue, appelée de trois façons différentes), ainsi que l’histoire et la civilisation de la Région : le nouveau nom pour les Balkans. Cette fois, le train, au nom romantique de Mozart, me ramène à Paris. J’ai été invitée au festival de la poésie, organisé à Strasbourg par une association turque. C’est l’automne. Une occasion pour m’offrir, comme jadis, le plaisir de lire, rêvasser et contempler la nature dorée. Sur les cimes des arbres jouent les flammes de l’automne. Leurs couronnes, aux feuillages couleur de rouille, évoquent des soleils rubigineux. Mon plaisir est mêlé d’amertume, comme une ombre qui le suit ; difficile de m’en défaire.

Depuis que j’ai cessé d’enseigner à Strasbourg, de nombreux amis sont tombés malades, beaucoup d’entre eux sont morts. Des torrents d’émotions m’ont submergée, pour laisser un vide dans l’âme, semblable à un lit de fleuve desséché, couvert de cailloux rugueux.


J’ai apporté avec moi à Strasbourg des lettres, dénichées dans un coffre après la mort de ma mère, que je n’ai pas eu le temps de lire.

J’ouvre le paquet et replonge dans le passé comme dans une mer multicolore, sans fond.

Ces lettres sont écrites fin des années cinquante et début des années soixante.

Comment ma mère les a-t-elle conservées ? Elle qui avait un talent peu ordinaire pour tout perdre ? Pour la plupart, ce sont des lettres que mon père écrivait à ma mère et parfois à nous, les enfants, quand il vivait à Paris et préparait notre venue. Ce n’était pas chose simple, obtenir les visas et trouver un logement, car nous venions d’un pays barbare et, de surcroît, communiste.
Presque chaque lettre de mon père commençait par : « On est dimanche, et comme d’ordinaire, c’est mon jour pour la correspondance, alors que de ta part, je suis sans nouvelles depuis des semaines. »

Quand elle écrivait, elle faisait des commandes de choses rares, et en réalité très terre à terre, qui manquaient chez nous, vu qu’il y régnait encore « la pauvreté communiste ». Mon père n’était pas toujours en mesure de lui envoyer ce qu’elle demandait, ceci pour deux raisons : il devait faire porter les colis par des collègues de passage, et, de plus, les règles de douanes étaient strictes. C’était aussi l’époque où les trafiquants se rendaient à Trieste (où la Yougoslavie laissait tous les ans cinq cent millions de dollars), transportant l’argent dans les livres qu’ils ne lisaient pas, dans les paquets de cigarettes qu’ils ne fumaient pas, dans les tubes de dentifrice qu’ils n’utilisaient pas, dans les miches de pain qu’ils ne mangeaient pas, dans les culottes sales et pourvues d’une « fragrance » soigneusement entretenue pendant des jours pour cette occasion, dans les cheveux qu’ils ne lavaient pas pendant des mois. Formidable aubaine pour les douaniers, qu’ils en tombent évanouis ! Les femmes cachaient leurs dinars dans les soutiens-gorge ou franchement entre leurs seins, parfois non seulement dans leurs sous-vêtements intimes, mais aussi dans leurs parties intimes, au cœur de leur gracieuse féminité, comme dirait Hamlet. Les douaniers prenaient un plaisir pervers à contraindre les voyageurs à ouvrir leurs bagages, à vider valises et sacs, à fouiller leurs poches, et à demander ensuite aux plus suspects de se déshabiller, afin de faire subir un examen gynécologique aux patientes désobéissantes et un examen rectal aux patients.
Dans l’une des lettres, mon père écrit : « Je t’envoie ici quelques bricoles : une paire de bas nylon, deux petits mouchoirs, un vaporisateur à eau de Cologne, une livre de café… ». Il lui envoyait aussi des parapluies, « élégants et dernier cri », qu’on ne trouvait pas chez nous, et qu’elle perdait aussitôt. C’est à elle également qu’étaient destinés des tissus pour tailleurs et manteaux, le plus fréquemment de couleur noire, cela encore « dernier cri et infroissable », ainsi que des boutons dont elle passait commande. Nous manquions même de boutons. A moi étaient réservés des poupées et des livres, à mon frère, des chevaux et des avions. Je sautais de joie à l’arrivée d’une poupée encore plus belle que celle imaginée ; non seulement elle avait des cheveux et elle pouvait dormir, mais aussi savait dire « maman ». ... Malheureusement, papa n’a pas réussi à trouver les boucles d’oreilles, vieux souhait de maman  ; en revanche, il a trouvé à nouveau un parapluie plutôt chic, un train avec des rails et une gare pour mon frère, des bas en fil d’Ecosse renforcés de nylon, pour sa mère, deux rouges à lèvres, dont un de forme allongée, « les deux très sympathiques », ainsi qu’un petit flacon de parfum, trois quarts de kilo de café grillé - il n’avait pas eu le temps de chercher du café cru -, un demi kilo de dattes et quatre oranges.

Tout ça représentait à l’époque de vraies merveilles. Presque dans chaque lettre, il exhortait maman à devenir raisonnable, plus réaliste et plus économe, car, selon lui, la somme dont elle disposait était plus que suffisante pour faire vivre toute la famille. Il n’a cependant pas mentionné le cordon pour le réchaud, un désir de sa mère, exprimé dans l’une de ses lettres.

Je regarde par la fenêtre, et ne vois et n’entends que ma mère ; elle récite Baudelaire : Le temps est un joueur avide… Toutes ces années passées, magasinées dans les lettres posées devant moi, remplissent mon train, à la vitesse de ses roues modernes, et semblent redevenir le moment du présent, où moi assise, regard posé sur les paysages, vois ma vie d’antan défiler devant mes yeux, vie que je lis sur les feuilles mortes et les champs jaunâtres, comme coiffés par un peigne invisible.

Toutes ces personnes sont à présent des ombres. La communication avec des esprits est une sensation qui donne froid à l’âme.

Il sautait aux yeux que ma mère était loin de ce que les gens dits normaux appellent avoir le sens de la réalité. Peu de relation chez elle avec des choses pratiques ! Que voulait-elle ? Que mon père restât avec elle à la maison, alors qu’elle savait fort bien que son travail comprenait des déplacements ? Elle ne se serait jamais liée avec un commerçant ou un artisan. Qui non plus ne serait pas resté tout le temps auprès d’elle. Sans doute, de son point de vue, n’avait-elle pas tort: sa frustration s’est transformée en une blessure, qui se faisait de plus en plus cuisante, jusqu’à devenir infernale. Et lorsque nous aussi, ses enfants devenus adultes, lui faisions remarquer plus tard : « Regarde combien de malheurs il y a autour de toi, ta vie est un conte de fée », elle répondait : « J’ai, moi aussi, mes peines ». Peines auxquelles personne ne croyait et qui ne trouvaient pas la commisération dans le cœur des autres. C’était pour elle une peine supplémentaire, et pour nous, une illustration de plus qu’elle n’était qu’une aristocrate gâtée et oisive, rongée par l’ennui.

Originaire d’une grande famille dont les ancêtres étaient d’illustres calligraphes, elle, aussi bien que ma tante, avait hérité du don de peindre. Ma mère ne manquait pas non plus de talent pour la pensée spéculative. Tout ce qui était l’art, et même la spiritualité, était sa vraie demeure. « L’art est la vie !» Le reste méritait peu d’attention. Son imagination était riche, et sa sensibilité éclatante. A cette dernière se rajoutaient-elles presque logiquement ses peurs qui avec le temps viraient en phobies ? Dépourvue d’ambition pour elle-même, elle a transféré ses désirs sur nous, faisant de son mieux pour nous faire réussir dans ce qui la passionnait : l’art et la littérature, les choses de l’esprit en général.

A l’instar de toute sa famille, ma mère était de tout coeur contre le communisme, qui les avait complètement délivrés jusque de la dernière réminiscence de leur brillant passé familial, qui avait « emprisonné la raison » et avait fait des gens « des esclaves spirituels », comme elle le disait. Mon père, dont la famille avait subi les mêmes pertes, préférait les passer sous silence et faire taire ma mère.

Aujourd’hui, sa sagesse apparaît comme superflue, sinon pitoyable, car tous les mérites qu’on lui reconnaissait de son vivant sont ignorés, avec la fameuse arrogance bosnienne envers tout ce qui est autochtone, y compris la tradition et l’histoire.

Au début de leur mariage, mon père lui confiait son salaire, mais elle le dépensait avant le dix du mois. Plus tard, il lui donnait au compte-gouttes quelques dinars, comme on donne un médicament à un patient, chaque jour pour les courses, ce qui la mortifiait particulièrement. Elle avait aussi son argent de poche, d’un montant supérieur à mon salaire d’enseignante à la faculté, qu’elle dépensait également dès qu’elle l’obtenait. Puis, elle se lamentait qu’elle n’avait plus un sou. J’entendais mon père protester, la morigéner presque, et je prenais en silence le parti de ma mère, pensant, comme elle, qu’il était radin.

Le déjeuner, surtout au début de leur mariage, arrivait chez nous régulièrement de la cuisine de ma grand-mère. Elle ne prenait jamais ni le déjeuner ni le dîner avec nous. Dans la journée, elle ne se nourrissait que de pommes et de tartines beurrées, qu’elle ne finissait jamais. Les restes traînaient, longtemps encore, sur le buffet et dans le réfrigérateur. Elle craignait comme la peste de prendre quelques grammes de trop. Si on constatait qu’elle s’était un peu arrondie, elle répondait en geignant : « Ne me dis surtout pas ça ! » Si quelqu’un lui confiait qu’il faisait un régime, elle le traitait de pauvre esclave de la mode. Elle détestait l’eau et ceux qui, au retour du marché, faisaient halte chez nous, au centre ville, pour se reposer, et demandaient tout de go un verre d’eau. Tout sauf cela leur était proposé : limonade, jus de fruit, lait, thé, et lorsque rien n’était accepté, elle les taxait de pauvres buveurs d’eau à la mode.

La mode pourtant était l’un des objets de ses ardentes curiosités. Elle la suivait assidûment. Après sa première visite à Paris, elle s’est mise à attacher mes cheveux en queue de cheval en tirant fort au sommet de la tête, alors qu’elle se faisait couper les siens très court avec des boucles nommées  six  qui lui encadraient le visage, en particulier si nous quatre – ma mère, mon père, mon frère et moi - allions nous faire photographier chez Lisac, ou chez Fotoptic, près du Petit parc. ….

Elle aimait se faire belle et se parer de bijoux.
La première chose qu’elle faisait au réveil était d’orner son cou de plusieurs colliers, le plus souvent d’ambre, et son poignet d’au moins un bracelet.
Les fleurs aussi étaient une de ses passions. Elle achetait des bouquets au marché mais n’arrosait jamais nos plantes. Des fleurs fanées, elle les gardait comme un trésor pendant des jours, voire des semaines. Et une odeur d’eau croupie flottait dans l’appartement !

Eté et hiver, elle portait de larges décolletés.

Horloge ! dieu sinistre! …

Ses lèvres n’étaient pas à son goût : trop minces, elles les agrandissaient avec du rouge à lèvre.
Elle n’a jamais recousu un bouton, jamais tricoté un châle. Enfant, elle brodait, ouvrages vite abandonnés pour un bon livre. Il ne lui est jamais venu à l’idée de recoudre une fermeture éclair ou de la remplacer. Sa jupe, elle la fermait avec une épingle anglaise.
Quand elle se mettait à préparer les repas, elle laissait les aliments cuire tout seuls. Elle sursautait, réveillée de ses songes, au bruit d’une explosion et à la vue d’une grosse fumée. Toutes les casseroles neuves étaient rapidement cramées, prêtes à être jetées.
Après avoir commencé à utiliser des lunettes pour lire, elle perdait ses lunettes également.
Son goût raffiné et son charme la faisaient passer pour une Française. Quoique adversaire résolue des « stupides gens de gauche », et particulièrement de la « racaille communiste », ma mère avait un sens vif de l’injustice et un sentiment développé pour les opprimés, prenant même la défense, devant sa mère, de leurs domestiques, qui faisaient à ses yeux partie de la famille. En fait, elle souffrait de ce mal, cette tare typique des riches qu’est la honte d’être riche. Il faudrait plutôt le formuler ainsi : d’avoir été riche ! Chaque petit gitan qui frappait à la porte pouvait lui soutirer tout l’argent qu’elle avait sur le moment dans son portefeuille. L’un de ces petits s’était introduit, avec sa bénédiction, dans la maison pour lui réparer ses parapluies. Elle disait plus tard qu’elle le connaissait, car elle l’avait vu dans la rue de Ferhadija…, là où ce jeune homme, chargé de plusieurs parapluies à l’armature cassée et au tissu déchiré, s’égosillait arpentant la rue : « Nous réparons de vieux parapluies !» Le voilà un beau jour chez nous, accueilli en hôte respectable, après avoir sonné et après que ma mère lui a ouvert la porte. Elle lui offre de s’asseoir sur le canapé et de boire une citronnade, lui remet plusieurs ombrelles défaites, puis sort son Schleibeck, le porte-monnaie, que le gitan lui arrache des mains et court vers la sortie. Paniquée, ma mère se met à appeler au secours. Sans savoir de quoi il s’agit, mais connaissant bien le manque de prudence qui régnait à la maison en son absence, mon père, depuis son bureau, pousse un hurlement : «Va-t-en ! Dégage ! » qu’un ours du mont Romanija, s’il l’avait entendu, aurait pensé : « Voilà l’un des nôtres ». Le gitan jette et les parapluies et le porte-monnaie, et se sauve à toutes jambes.
Des faits presque identiques se produisaient si d’autres similaires maîtres artisans de la rue de Ferhadija se présentaient à la porte, par exemple ceux qui aiguisaient les couteaux : si mon père ne se trouvait pas là, les couteaux et le porte-monnaie disparaissaient sans laisser de traces. Ma mère avait tout de même de la chance, car à l’époque du communisme «maudit », des vauriens, ces trafiquants - vendeurs de tissus et magiciens d’allumettes, dont le siège se trouvait dans notre cage d’escalier, respectaient les mâles de la maison, et craignaient ne serait-ce que le nom de police, que, par affection nous appelions milice.

Elle avait horreur d’aller chez le coiffeur.
L’après-midi, elle roulait les mèches de ses cheveux sur les bigoudis préalablement trempés dans de la bière, tandis que matin, midi et soir, elle s’étalait de la crème sur les joues et le cou, et se frottait les mains avec de l’écorce de citron, qu’elle oubliait ensuite éternellement sur le buffet, où une quantité de moucherons venaient se coller. C’est pour ses pommades de beauté qu’elle dépensait le plus d’argent. Nulle ride ne déparait son teint. Dans l’entrée, elle se plantait devant la glace en tirant ses lèvres : « C’est terrible comme j’ai vieilli ! » Ne révélant jamais sa date de naissance, elle dissimulait son âge, ce que faisait aussi mon père.

Sarajevo semblait être l’un des plus grands objets d’adoration de sa vie - avec le temps, c’était devenu presque une obsession -, mais pas les Sarajéviens : « Leur esprit ironique m’agace ! », s’exclamait-elle.

Timide et muette à l’extérieur, à la maison, ma mère se laissait emporter non seulement à propos des désaccords idéologiques avec mon père, mais aussi avec les amis et les cousins qu’elle invitait. Lors de ces réceptions, elle faisait des pitas et des tartes françaises et s’excusait de ne pas les avoir réussies. Presque toute la famille était invitée à ces occasions, excepté tonton Haso et tata Anka en même temps que camarade Chébo et sa femme, tante Vilayeta ; camarade Chébo était un homme jaloux : il y a quarante ans, sa femme se laissait regarder par tonton Hasso à travers les moucharabiehs de ses fenêtres. C’était pareil lorsque nous étions invités chez les Anka et Hasso, où manquait le couple Chebo, dans leur très grand appartement où nous grelottions, car tata Anka, habituée ainsi à Split, en Dalmatie, dont elle était originaire, ne chauffait jamais leur maison. Maman ne cessait de s’étonner comment tata Anka arrivait à partager un œuf en deux. Craignant le cholestérol pour son Haso, elle utilisait la moitié de l’œuf pour faire la pita, le feuilleté au fromage. Moi, en revanche, j’étais épatée de les voir se tenir tout le temps par la main, comme des enfants, et à la maison, et dans la rue. N’ayant pas d’enfants, tonton Haso m’a offert une grande bague ancienne, dite la barque, sertie de rubis et de diamants, en souvenir de feue sa sœur unique, Merima. Alors, maman entamait des sujets d’histoire, philosophie, littérature ou politique. Rares étaient ceux qui la rejoignaient. Notre famille répugnait aux discussions intellectuelles véhémentes. Savait-elle que les murs communistes avaient des oreilles ? Pour ses idées, une amie de mon frère a défini ma mère comme une révolutionnaire tapie dans son coin. Vers neuf heures du soir, mon père commençait à regarder si discrètement sa montre de gousset, en argent, hérité de son père, haut fonctionnaire dans l’Empire austro-hongrois, que dès son troisième coup d’œil, tous les parents invités chez nous comprenaient qu’il était l’heure de prendre leurs cliques et leurs claques car mon petit papa devait aller se coucher.

Ma mère aimait parfois faire des remarques sur tel ou tel défaut de quelqu’un, ce qui n’était pas dans les habitudes des autres. Cependant, elle ne médisait sur personne, sauf sur une proche parente, que j’appelais aussi « ma tante », et chez qui nous passions des vacances d’été à Porec. Plutôt que des médisances, c’étaient des plaintes à l’endroit de cette cousine, qui lui avait fait grief de n’avoir pas pris sa défense sur le bateau vers Saint-Nicolas : des jeunes Italiens s’étaient moqués du chapeau effiloché de ma tante. Ma mère la raillait pour ses vantardises relatives à sa jeunesse à Banja Luka, où elle était la première Bosniaque à danser le charleston dans les bals, en compagnie de leur tante commune, la doctoresse (c'est-à-dire l’épouse d’un docteur) ; ma mère tournait aussi en ridicule ses photos en robe frangée et parsemée de paillettes, un ruban autour du front, une jambe pliée au genou, touchant le sol avec la pointe du pied, un bras levé, une main cachée derrière la nuque et l’autre appuyée sur le flanc ; ma mère n’a jamais été en admiration de ses robes charleston, cousues par sa cousine elle-même, car la doctoresse était avare d’offrandes, même de ses vêtements démodés ; à peine l’écoutait-elle lorsque sa cousine recommençait sa rengaine sur son Asim, bon comme le pain ; elle ne la réconfortait pas vraiment quand celle-ci s’écroulait en larmes parce que son mari était parti trop tôt pour l’autre monde ; jamais non plus, elle n’avait entendu sa cousine me donner des leçons sur les hommes, à qui « on n’accorde que jusque-là », et montrait le haut de ses jambes, avec un geste de main comme si elle coupait avec une scie cette partie du corps, avant de résumer : «Et à partir de là, on ne donne rien à personne ». … Ma mère ne fréquentait point de bals, ne portait pas de robes charleston, ne se faisait pas photographier avec une jambe pliée au genou, touchant le sol de la pointe du pied, levant un bras haut, une main derrière la nuque, appuyant l’autre sur son flanc, et l’épaule projetée en avant. Elle ne disait jamais mon mari, pas plus qu’elle ne raccourcissait le prénom de mon père comme le faisaient les autres dans la famille ; elle prononçait toujours son prénom en entier, à deux doigts d’y ajouter son nom tel qu’il figurait dans ses papiers d’identité, l’appelant parfois même uniquement du nom de famille. Elle ne tricotait pas comme sa cousine germaine, qui lui disait « pourquoi ne tricotes-tu pas ? », ne savait pas cuisiner des Zuspeize, Knödle, Kugelopf, ni les confitures de cerises ou de roses, comme sa parente. En fait, ma mère ne faisait jamais de confitures, ni de provisions d’hiver, pas plus que d’autres provisions, Fassung, à la différence de toute bonne maîtresse de maison en ex-Yougoslavie. Le menu favori de ma mère était les escalopes au riz, suivies rarement de pommes en robe de chambre - beignets de pommes, comme dessert.

Il était douloureux pour elle de ne pas gagner d’argent personnellement (son propre argent). Des propositions lui avaient été faites, entre autres pour un poste de conservateur au Musée de la ville, mais mon père estimait qu’il valait mieux qu’elle s’occupe de ses enfants. Ses traductions étaient appréciées, ses écrits de même, et elle avait aussi des émissions de radio très remarquées. A en croire les tests d’intelligence, elle n’était pas seulement très intéelligente, mais géniale.

Le rire de ma mère n’était jamais qu’un sourire. Tous ses commentaires étaient exprimés d’une petite voix. S’esclaffer en montrant ses dents était presque un affront pour elle, tous ces singes hurleurs dans la peau humaine, une offense !

Son unique vraie amie était sa sœur cadette, médecin, qui s’occupait de la même façon de nous et d’elle, de leur sœur adoptive et de leur mère. Presque tous les après-midi elles traînaient dans les magasins du centre ville, s’arrêtant d’une vitrine à une autre ; si elles entraient dans les boutiques, elles ne pouvaient, ni l’une ni l’autre, se décider à acheter quelque chose. A peine faisaient-elles descendre une pièce des étagères du rayon, par une vendeuse paresseuse, qu’elles se ravisaient aussitôt arrivées à la caisse. Plus d’une fois, elles se sont fait insulter par ces travailleuses autogestionnaires qui avaient mieux à faire que de servir ces bourgeoises pourries et oisives : siroter tranquillement leur café et fumer, après avoir pris pour la mille et unième fois de la journée leur collation, - baptisée chez nous le petit déjeuner et absorbée à n’importe quelle heure de la journée -, constituée de boulettes de viande hachée, les tchevaptchitchis, et d’oignon, qui embaumaient tout l’espace, tout cela sur un papier journal bien gras. Et s’il arrivait à ma mère et à ma tante de faire un achat, elles se repentaient une fois sorties de l’échoppe. Surtout ma mère était difficile dans ses goûts et ne montrait jamais d’enthousiasme pour aucun cadeau. Après cette promenade dans les magasins, elles allaient chez leur mère. C’était en fait le seul divertissement de ma mère. Elle n’accompagnait nulle part mon père, même pas à Dubrovnik, à l’hôtel le plus chic, où il séjournait plusieurs semaines chaque année. La seule chose qui ne lui déplaisait pas était de le rejoindre à Paris.

C’est alors que nous partions en vacances avec notre grand-mère, notamment chez le gardien-chef de son ancien domaine, Mahmout et sa femme laquelle, pensais-je, n’avait pas de nom puisque ma grand-mère l’appelait Madame Mahmout. Nous allions parfois aussi rendre visite à son cousin, à Tuzla, à qui les communistes n’avaient pas confisqué sa grande maison au centre de la ville, entourée d’un verger, dont les terrasses descendaient en cascade jusqu’à la rivière. Il y vivait avec sa femme adorée. …
En été, nous nous baignions tous les jours, mon frère et moi, dans cette rivière, limpide comme des larmes et calme comme un lac, qui coupait la ville en deux ; un jeune homme à casquette venait souvent converser avec moi pendant que je jouais près d’un arbre, au bord de l’eau. Malgré la chaleur, il était toujours vêtu d’un costume noir et ne se baignait jamais. Mon choc était sans bornes lorsque j’en avais appris la raison : ce n’était pas un garçon, mais une jeune fille, voire « une malade », qui cachait ses cheveux sous la casquette, et sa poitrine avec d’innombrables bandeaux, enroulés autour de celle-ci. Le secret m’a été dévoilé par notre hôte. Incrédule, je ne tardais pas à le vérifier auprès du travesti lui-même, dès que je l’ai revu: « Est-ce vrai que tu es n’es pas un homme ? » « C’est vrai », me répondit-il avec un grand naturel, puis déboutonna sa chemise d’homme sous laquelle apparurent des pansements blancs, du genre de ceux avec lesquels ma mère enveloppait mes genoux, si fréquemment blessés. Il va de soi que ce genre de « maladie » était inconcevable dans notre société socialiste autogestionnaire, où aucune anomalie ne pouvait exister, vue sa santé débordante. Pas de décadence dans ce pays peuplé de héros de guerre, d’hommes musclés et poilus, de robustes femmes travailleuses, tous dévoués à Tito et au Parti.

De retour de Paris, ma mère s’enfermait dans son coin du salon, l’ancienne cuisine, où elle pouvait à sa guise se délecter de vieux journaux dans lesquels elle découpait aussi des recettes de plats qu’elle ne préparait jamais. Elle ne fréquentait personne dans le voisinage, ne prenait le café avec personne, et ne connaissait presque personne dans notre immeuble où tous se saluaient poliment et restaient réservés. Sur un ton pudique et ironique, elle racontait comment l’ingénieur Heiner, ayant trouvé son Leibchen dans la cour - parce qu’elle le secouait régulièrement avec les autres vêtements par la fenêtre - avait suspendu son soutien-gorge tel un trophée à la poignée de la porte, après avoir sonné. Quand ma mère avait ouvert, Herr Heiner était déjà au quatrième étage, d’où il lui a fait sa révérence, en ôtant son chapeau.

Ses appels téléphoniques étaient réservés uniquement à sa mère et à sa sœur.

La personne qu’elle jalousait particulièrement était ma tante, la sœur cadette de mon père, que par ailleurs maman aimait tout en la détestant abstraitement. C’est notre amour, « grand comme l’océan », disions-nous, enfants, pour la tante Mer (la traduction de son nom) qui irritait ma mère. « Aux yeux de tous, c’est une personne parfaite, alors que moi, je n’ai que des défauts ». Ainsi se lamentait-elle que nous lui préférions les autres, en l’occurrence une personne précise. Quant à moi, j’étais évidemment extasié si on me comparait physiquement à ma tante, cette déesse des anges, sachant néanmoins que ce n’était qu’en partie vrai, que les traits de mon visage étaient différents, moins réguliers, que j’étais plus petite, dépourvue de ses qualités : délicatesse, sens de la mesure, élégance, ainsi que d’autres traits angéliques. Je n’ai jamais eu l’air d’une Anglaise, que l’on attribuait à la sœur de mon père, considérant que c’était le plus beau compliment qu’on puisse adresser à une femme. Le code de beauté était : grande et élégante comme une Anglaise, menue et charmante comme une Française.

Alors que la guerre, que nous devions nommer lutte héroïque pour la libération des peuples, battait son plein, ma grand-mère décida d’adopter une orpheline de guerre. Fréquemment, maman me racontait comment elles s’étaient lancées toutes les trois, elle, ma tante et leur mère, à la recherche d’une fillette mignonne, dans les orphelinats de la ville. Ainsi sont-elles tombées sur Lala, qui deviendra leur sœur. Elle était le contraire même de ce qu’elles espéraient trouver : maigre, affamée, sans cheveux, atteinte du typhus, de la tuberculose, de la scarlatine, du ténia, rachitique et clouée au lit. Touchées de compassion pour cette pauvrette sans personne au monde, elles ont décidé de l’adopter. Des mois, voire des années durant, elles la soignaient, traînant avec elle dans des hôpitaux et chez des spécialistes, ou faisant venir ces derniers chez eux ; leur lutte contre son ver solitaire fut particulièrement longue et rude, ce ver installé obstinément dans les intestins de la fillette et dont les gros anneaux se détachaient, et tombaient à terre, lutte qui dura jusqu’à ce qu’elle ne se relève du lit, que ses cheveux ne repoussent, et qu’elle ne guérisse définitivement, devenue telle qu’elles la désiraient : une blonde aux cheveux épais qui deviendra une jeune fille à la charpente un peu robuste, douée comme ma mère et ma tante pour le dessin, et attachée à la famille. Même après la guerre, quand elle a trouvé, grâce aux annonces publiées dans le quotidien Oslobodjenje, ses propres parents et sœurs, elle est restée avec ma grand-mère qu’elle appelait « maman ». (Lorsque plein d’autres choses commencèrent à déranger ma mère, elle se mit à jaser sur la négligence de Lala qui ne voulait pas se parer, et s’habillait comme une partisane de Tito, une camarade communiste, pis encore, une Konsomole soviétique ; sans doute s’énervait-elle parce que sa soeur ne portait ni décolleté, ni chaussures à hauts talons, ne se bouclait pas les cheveux, dépourvue, selon maman, de l’élémentaire coquetterie féminine.) « Si tu savais comme il est dur de regarder la souffrance d’autrui !» Ainsi s’achevait son récit sur cet épisode de la seconde guerre, pendant que sa pâleur se doublait d’une ombre de mélancolie, ombre remarquée, il y a longtemps déjà, par mon camarade d’école, Vlado.

Les vibrantes Douleurs … dans mon cœur se planteront bientôt comme dans une cible…

Lorsque apparurent les premiers signes d’anomalie, personne dans notre famille n’a cru qu’il s’agissait d’une vraie maladie. C’étaient ces mêmes symptômes présents dès sa jeunesse, que la guerre - qui élata en 1992 - et la peur des bombes n’ont fait qu’accentuer et rendre visibles. La peur des obus, une année et demie passée dans la cave, sans eau, avec de la nourriture que lui apportait mon frère au péril de sa vie, avec une fracture de la hanche, puis encore deux années d’enfer à la maison, après que mon frère lui avait défendu de descendre dans l’abri, ont transformé une personne névrotique en quelqu’un de carrément psychotique. L’abri dans la cave du Théâtre Kamerni était pour elle une estrade où elle donnait libre cours, au moins pour un temps, à ses frustrations : elle faisait des conférences en histoire et en politique à des dizaines de concitoyens, pour qui ce trou humide, au sol en béton, d’un ancien cabaret célèbre, tout comme pour elle, était devenu leur nouveau nid, leur unique lit ; elle accordait aussi des interviews pour des émissions de télé et de radio internationales car on cherchait ceux qui parlaient des langues étrangères, interviews qui laissaient les auteurs occidentaux sans honoraire espéré : elles n’ont jamais été transmises dans les médias mondiaux. J’en ai compris la raison plus tard, ayant aperçu par hasard ma mère dans un documentaire sur le Sarajevo assiégé, lors d’une projection à Beaubourg, en 1993, - la guerre battait son plein -, projection organisée pour tous ceux qui n’avaient nul besoin d’explications : ma mère devait être taxée de radicale ou d’extrémiste car elle accusait pour son calvaire et pour celui de la ville toute entière une seule partie, les Serbes; ce n’était pas une personne sage et rusée, comme d’autres orateurs à succès, porte-parole de la Sainte Démocratie, qui chantaient en chœur : « Il n’y a pas d’innocents dans cette guerre », ou : « Tout le monde est victime dans cette guerre, et surtout les musulmans bosniaques ». Traiter les « hommes de paix », tels Milosevic et Karadzic, de brigands de grand chemin, offensait à l’époque les oreilles de tant de démocrates de la planète. Le spectacle de cette vieille femme, courbée et grelottante, vêtue de ma fourrure râpée, aux cheveux gras, dont les mèches jaunâtres tombaient sur le visage, ravagée par le désespoir, arrachèrent des larmes à tous mes amis qui avaient du mal à reconnaître en elle l’ancienne dame raffinée.
J’entends toujours sa petite voix avec laquelle elle aurait cité aux Français qui lui fourraient le micro dans la bouche : Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir 

Ses paradoxes étaient ces champs lumineux et sereins où planaient ses pensées, dans lesquels se délectait tout son être. Aussi le temps était-il une réalité qui, selon elle, file et ne s’échappe pas. …
Elle conciliait philosophie et poésie, de même qu’elle alliait en elle rigidité et souplesse d’âme, morale et envergure d’esprit, colère et pardon, cruauté et douceur, vastes chagrins et bonheurs lumineux, existence brumeuse et rêverie limpide, miasmes morbides et parfums de l’insondable, langueur terrestre et envol céleste, flamme et ascèse, à l’image de tout être passionné, de tout mystique qui comprend sans effort le langage des fleurs, qui marie en lui les fleurs et le mal.

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres…

C’était son dernier hiver.
Dehors la neige, le froid, la température : moins vingt. Pas moyen de l’inciter à s’habiller chaudement : les demi-bas en nylon, un T - shirt léger avec un grand décolleté, le manteau déboutonné, et les chaussures à talons-aiguilles. «Comme il fait froid », grelotte-t-elle, claquant des dents dans la rue, au retour d’une visite, mais elle est grincheuse le lendemain avec mon fils qui essaie de la convaincre de se couvrir mieux. Qu’elle boutonne au moins son manteau ! « Ce n’est pas toi, petit fripon qui m’apprendra ce qu’il faut faire ! » Elle le couvrait d’autres compliments aussi : galopin et polisson, oubliant que tout petit, il était son Gavroche, sa cigale, son âme, Dingo, bichon, aristochat, mais très rarement petit âne et encore plus rarement petit garnement.
Elle n’a même pas attrapé froid. …….

Il suffisait de la laisser quelques instants, pour la retrouver désespérée, seule entre les murs qui l’oppressaient. Elle est toujours là, devant mes yeux, déambulant dans l’appartement, se tordant les mains et gémissant : « Ces murs maudits ! » Me voyant, elle s’écrie extasiée : « Ah, quel bonheur que tu sois là ! Je ne suis pas seule ! »

- Je n’en ai pas pour longtemps, recommençait-elle quelques minutes plus tard. En moi se succédaient inquiétude, chagrin et révolte, à l’infini. Harassée, essorée intérieurement, j’imaginais qu’il n’y aurait pas une seule larme dans mes yeux si elle rendait l’âme sur le champ.

Je sais que la douleur est la noblesse unique.

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide …


Dans cette pinède romantique où d’un pas lent se traînent les canards, où courent les écureuils et les lapins, où, dans un étang, glissent des cygnes languissants, se promènent des spectres. Oui, ce ne sont plus des humains. Le parc et la forêt alentour, à deux pas de la ville, ce sont les vastes nues de Baudelaire, nuages de désolation en deuil. Les vieillards sont des ombres à la lumière du jour.

Un malade est boiteux, un autre en loques ; une femme géante, un énorme ruban violet dans les cheveux, me foudroie du regard.
Tout l’hôpital sent l’urine acide, mêlée à l’odeur âcre des produits de désinfection.
Nous traversons une grande pièce où s’empilent des corps inertes. Ni têtes, ni visages !
Et le gouffre a toujours soif !

Ce n’est pas une chambre, mais une cellule sombre, sans fenêtres, avec deux lits seulement, séparée par une mince paroi en bois du couloir qui sert aux infirmières de lieu de répit, pour boire du café.
Le lit de ma mère est plongé dans l’obscurité. Près de l’autre mur est placé un autre lit où est couchée une fille immense d’une vingtaine d’années. Sur ses cheveux se dresse un ruban en tulle rose. Elle se balance, les yeux fermés qui ne voient pas, fredonnant les airs du groupe Index. Sous sa couverture est suspendu un sac en plastique avec ses excréments.
Nous apercevant, mon fils et moi, accompagnés de Lala, le visage de ma mère s’irradie. Ses cheveux sont coupés très court, comme ceux des autres malades. Mais ils sont épais et bouclés.

Ce n’est plus ma mère. Un squelette fait de quelques os, semblable à un fil de fer cassé, lève son regard vers mon fils, met autour de son cou ses bras - ailes d’un moineau déplumé -, et lui dit : « Mon poussin ! Tu m’as manqué ! »

Son cœur est une plume…

Je me faufile à travers une foule, en fendant cette forêt de fous, vieux et jeunes. Ils mendient tous, comme les Tziganes soi-disant enceintes devant la Mosquée du Bey, soupirant après  juste une cigarette, rien qu’un mark.
Et les moins sots, hardis amants de la Démence ….

Et pourtant, sommes-nous tout simplement en train d’imiter l’horreur ?

Tous les habitants de ce navire d’aliénés me sont déjà familiers, je les reconnais sans les regarder. Une démente, très maigre et manchote, aux narines soulevées et la bouche entrouverte, me darde de son regard. Difficile de le qualifier. A la fois interrogatif et dédaigneux, il se glisse dans mon âme. Même loin de lui, je le sens encore me transpercer.

Depuis un bon moment déjà, je comprends la langue des déments. Néanmoins, ma mère ne l’est plus ; elle est loin d’être une personne à l’esprit diminué. Pour la première fois depuis qu’elle réside dans ce centre, elle n’éprouve plus le désir de m’accompagner à Paris. Et voilà encore que rebondit dans sa bouche le même cri étouffé: « évasion ». Puis: « Sarajevo ». Deux ultimes idées fixes.

Je regarde les arbres dans le jardin par lequel je passe pour atteindre l’hôpital. Me rappelle un texte du carnet de notes de maman : « Les arbres étaient admirables, l’été, lorsque le torrent de vie transperce leur écorce, à l’image d’un gredin sympathique … L’admiration a un sens, même quand ce courant de vie transforme la nature en houblon sec et que toutes les couleurs, comme dissimulées jusqu’alors, redeviennent visibles. Ainsi sont dissimulées à notre regard la véritable force de l’homme, sa grandeur et sa raison d’être, avec la puissance d’un été viril ; et seulement lorsque cette force commence à se faner, nous pouvons sans obstacles rentrer dans le temple de la grandeur, afin de reconnaître l’immense édifice de l’esprit, avec toute la splendeur mortelle de la putréfaction… »

«La vérité n’a de valeur que lorsqu’elle passe à l’état de sentiment. Les gens de valeur n’ont rien fait pour prolonger, dans ce monde, la tradition de la vertu. »