Jeanne Viguié

VILLE SECRET

         

Jeanne Viguié, 22 ans, est étudiante en deuxième année de master de Gestion de projet culturel, à l'EAC Paris, après avoir obtenu une licence en Lettres et Arts à Paris 7.

 

VILLE SECRET


Les premières images que j’ai eues de Sarajevo sont celles décrites par Jasna Samic dans son roman Le Portrait de Balthazar : ville-mystère, ville-charme, ville-martyre, ville- cauchemar, lieu chargé d’histoire où différentes religions cohabitaient pendant des siècles, sans jamais rivaliser autant qu’aujourd’hui, sans jamais être si importantes qu’aujourd’hui.
Je m’étais alors faite une idée, sûrement fausse, de cette ville du centre de l’Europe dont on entend trop peu parler ici, à Paris. L’histoire récente, dans les années 90, et tragique, qui s’y est déroulée, qui l’emportait sur tout le reste, ajoutait une part de fascination à cette cité que j’allais être amenée à connaître.
Je m’y suis rendue durant l’été 2015. La découverte fût totale. Excepté cette rivière plutôt maigre, traversée par quelques jolis ponts que j’avais vus sur des cartes postales, Sarajevo ne ressemble pas à la fameuse idée que je m’en étais faite.
C’était presque l’incarnation même de la nostalgie que je rencontrai. Une image qui se rajouta à d’autres, que j’ai vues avant d’avoir vu la ville. Comme un écho de fête et de culture, qui résonne entre les murs criblés de balles. En effet, les traces de la guerre sont encore très présentes. Je n’arrive d’ailleurs pas à m’ôter cette perspective de l’esprit. Lorsque je croise de jeunes Sarajéviens de mon âge, je me dis qu’ils ont vécu l’horreur étant enfants. Cette idée est effacée aussitôt après par les éclats de rire de ces mêmes jeunes, par leurs visages inondés de joie estival, par l’image de la « modernité » dans laquelle ils sont plongés, et qui se heurtent à celle des jeunes femmes voilées, comme resurgies des temps reculés …
Au mois d’août se déroule un festival international de cinéma ; c’est le célèbre Sarajevo Film Festival (SFF), où défilent les stars du monde entier, où on peut voir les plus récents et les plus beaux films de la Planète, mais surtout les derniers oeuvres cinématographiques des cinéastes des Balkans. L’ambiance de festivité et de paillettes « descendent » dans les rues, les remplissent, les rendent extrêmement vivantes, notamment le soir. Une sensation magique m’envahit en trinquant avec mon ami, ou même toute seule après diner, dans un des nombreux bars branchés du centre-ville. On ne se sent jamais seul à l’heure tardive dans ces lieux pendant le Festival.
Oui, ce qui frappe à Sarajevo, ce sont aussi les contrastes : entre plusieurs types de d’architectures, entre différents lieux de culte, se faisant parfois face, entre une population « occidentale » et une population « orientale », si l’on peut ainsi les qualifier ! Ces mélanges font pressentir le brassage culturel qui caractérise la ville depuis toujours. Se promener dans une cité qui a tant vécu revient à se promener dans l’Inconnu, c’est comme si on se promenait à la fois dans le passé et le futur ; un sentiment étrange que, malgré tout, je n’arrive pas à traduire avec des mots.
Sur le flanc des collines verdoyantes, atteintes par les rues escarpées, nous sommes accueillis par le silence, ainsi que par la blancheur des murs et la noirceur des toitures des anciennes maisonnettes ottomanes. Là aussi, le contraste ! Dire une fois de plus que ces maisons à la turque rappellent les influences que Sarajevo a subies, et qui en font un lieu particulier, serait une banalité, j’en suis consciente, mais on se sent presque obligé de le répéter à haute voix, et cela à l’infini.
De nombreux cafés éparpillés comme les stèles tombales sur ces collines, de même que dans les parcs de la ville, nous donnent envie d’y élire domicile, d’y restés figés, penchés sur nos livres, tels ces « nichans » blancs, enfoncés dans les gazons, déclinés sur les fleurs… Une envie forte de lire et d’écrire nous envahit alors que nous savourons ce café bosniaque, spécial lui aussi comme tout le reste, sur une terrasse de la colline surplombant la ville et le fleuve. Nous sommes persuadés que ce qu’on écrit là, ne peut être qu’un chef d’œuvre et rien d’autre. De là, on n’aperçoit pas que l’Hôtel de ville, récemment restauré, d’architecture pseudo-mauresque, les minarets de nombreuses mosquées, et les vastes cimetières qui étalent leur multitude de stèles blanches sur les montagnes au loin, mais aussi la vie et la mort qui s’étendent sous nos pieds à perte de vue, la terre et le ciel sous nos pieds accolés.
Sarajevo est mélancolique. Calme et tumultueuse à la fois. Consciente du passé, vivante dans le présent. Je sais que c’est un endroit où je retournerai, parce que je n’en ai pas encore saisi le secret.
J’ai pu, après ce voyage, retrouver un peu de ce même Sarajevo dans un très beau roman de Jasna Samic, Le givre et la cendre (M.E.O., Bruxelles, 2015). L’échange entre Paris, ma ville, et Sarajevo, la sienne, y est central. Les trois journaux intimes s’y mêlent pour dresser un portrait réaliste et émouvant des deux villes et des deux pays, de ceux qui y vivent et les aiment, sans jamais dévoiler leurs mystères.