sur l’auteur
Nedim Gürsel, né en 1951 dans le sud de l'Anatolie, est un écrivain turc installé depuis longtemps à Paris. A Istanbul, il est diplômé du célèbre lycée français Galatasaray. Après le lycée, il se rend à Paris où il étudie la littérature, et en 1979 il soutient son doctorat à la Sorbonne en littérature comparée, sur les travaux de Louis Aragon et Nazim Hikmet. Un coup d'État militaire en 1980 l'empêche de retourner dans son pays natal. Depuis, il vit à Paris où il était jusqu'à récemment directeur de recherche au Centre de recherche scientifique (CNRS) et enseignait la littérature turque à la Sorbonne et à l'INALCO. Il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages de genres différents, dont une vingtaine de romans. Il écrit en turc, et presque tous ses livres ont été traduits en français. Nedim Gürsel est lauréat de prix littéraires turcs et français, mais déjà à cause de ses premiers romans, un procès a été engagé contre lui dans son pays natal, et ses romans ont été interdits.
Jasna Samic, née à Sarajevo, vit à Paris où elle écrit en bosnien (serbo-croate) et en français. Elle a publié des romans, nouvelles, poésie, pièces de théâtre, essais ; elle est aussi metteur en scène de nombreuses pièces de théâtre et l'auteur de films documentaires.
Lauréate de plusieurs prix littéraires français et internationaux.
Jasna Samic Ailleurs est le ciel, l’Harmattan,2022
Préface
Quand j’ai fait la connaissance avec Jasna (prononcé Yasna) à la fin des années 1970 à Paris, nous étions tous les deux étudiants et curieux de l’avenir du monde. Les évènements de mai 68 avaient eu un impact décisif sur notre génération qui croyait encore aux lendemains qui chantent. Après le coup d’état de 1971 en Turquie, appelé « Le mémorandum des généraux », j’ai été poursuivi en justice pour avoir offensé « les forces de sécurité nationale » dans mon premier récit Un long été à Istanbul. J’avais vingt ans et je ne laisserai personne comme écrit Paul Nizan « dire que c’est le plus bel âge de la vie ». La Yougoslavie existait encore avec ses six républiques et deux régions autonomes. C’est donc dans le pays de Tito que j’ai retrouvé Jasna quelques années plus tard à l’occasion d’un colloque universitaire à Sarajevo, ville martyre dont la destruction lors de la guerre en Bosnie allait me marquer à jamais. Lors du siège le plus long du siècle dernier, je m’y suis rendu plus d’une fois, par solidarité avec mes amis bosniaques pour lutter contre ce que l’on appelait à l’époque urbicide et mémoricide, deux crimes contre l’humanité commis par les dirigeants serbes et leurs barbouzes.
Depuis nos chemins se sont croisés un peu partout en Europe, mais surtout à Istanbul et à Sarajevo. A Paris aussi, bien sûr, où nous avions jeté l’ancre pour vivre nos expériences d’exil respectives. Je dois avouer que « la ville des Lumières » qui nous a accueilli à une époque difficile est devenue un pont d’attache pour nous et nous a ouvert au monde. Jasna, comme moi-même, choisit d’être à cheval entre deux pays, deux langues et deux villes. En cela, je peux dire que nous avons essayé de faire de notre exil une expérience enrichissante mais ô combien solitaire. Solitaire certes, mais aussi solidaire des peuples de nos pays respectifs. Je dirais de Jasna Samic qu’elle soupire à travers ses poèmes, car elle est assise entre deux chaises. Ayant écrit plusieurs romans en français, elle continue son aventure d’auteur francophone en nous introduisant de plain-pied dans son univers quelque peu nostalgique. Mais de quelle nostalgie s’agit-il au juste ? Celle du passé bien-sûr quand les enfants de tous les peuples de la Yougoslavie d’antan nageaient ensemble, comme des frères, dans les eaux émeraudes de la Neretva à Mostar. Jasna est nostalgique aussi de la paix qui régnait dans son pays avant d’être détruit par ses dirigeants nationalistes. Elle nous parle également de ses amours en termes pudiques souvent, mais parfois en évoquant un ardent désir, celui du corps inassouvi.
Comme son titre l’indique, Le Ciel est ailleurs nous invite au voyage dans des pays comme La Bosnie et la Turquie où tout n’est pas « luxe, calme et beauté » pour reprendre le fameux vers de Baudelaire. Mais sa géographie affective s ‘étend au-delà de ces deux pays qui lui sont chers pour aboutir à l’océan atlantique et à la Méditerranée. Londres et Prague en font partie comme Arles où elle part dans les pas de Van Gogh.
Jasna Samic écrit à juste titre le mot « exil » au pluriel. Car l’exil ne pourrait être réduit à un état de bannissement. On peut se sentir en exil dans son propre pays. Ainsi parle-t-elle de sa ville bien-aimée meurtrie, « capitale de la douleur » comme dirait Paul Éluard, avec espoir et déception.
« Dans ta ville meurtrie
Les apprentis du mal ne cessaient de voler
(…)
Sous les ruines
Les poètes fumaient
Des cigarettes faites des livres de poètes
De la ville meurtrie et
Chantaient la mort »
Elle parle aussi, bien sûr, d’autres villes meurtries de Bosnie comme Mostar par exemple. Elle compare le pont célèbre de la ville qui fut cosmopolite avant la guerre à « une montagne enneigée sur la rivière » ou encore à « l’arc-en-ciel devenu un miroir brisé quand les barbares l’attaquèrent ». « Dans chaque verger, écrit-elle, une stèle tombale et une rose / une rose et un obus/ un obus et un bouleau/ un bouleau et une balle ». En effet, c’est cela le vrai visage de la guerre que j’ai découvert à mon tour lors de mon séjour à Sarajevo sous les bombes et dont j’ai longuement parlé dans mon livre Retour dans les Balkans.
Sarajevo avait été détruite, sa population condamnée à l’exil ou à un confinement, pour reprendre un vocable à la mode, quand ce n’était pas à la mort. Mais c’est surtout Mostar qui était tombée totalement en ruine. Les murs de ses maisons s’étaient écroulés, les toits éventrés ou réduits en cendre. Je me souviens de l’effondrement sous les tirs de l’artillerie croate du célèbre pont construit par le maître architecte Hayrudin. La disparition sous les eaux de la Neretva de ce pont appelé « Le Vieux » n’annonçait pas seulement la fin de l’union entre les deux rives mais aussi celle d’un symbole. Mon ami croate, l’écrivain Predrag Matvejeviç, m’avait appelé au milieu de la nuit. Sa voix était larmoyante : « Vous l’avez construit, nous l’avons détruit !... » J’avais immédiatement compris bien sûr, je m’y attendais de toute façon. Si même les bébés étaient condamnés à mourir durant cette guerre sans pitié, alors il était sans doute naturel que les monuments tombent aussi. Malgré cela, je n’avais pas pu m’empêcher de lui demander : « Serait-il arrivé quelque chose au Vieux » ? Oui, « Le Vieux » n’était plus. A présent il est reconstruit mais les stigmates de la guerre demeurent à peu près partout en Bosnie et Jasna Samic parlent d’elles à merveille. Je vous invite donc à écouter sa voix si singulière.
Paris, le 9/01/2022
|

























|