JASNA ŠAMIĆ

LA FILLE ET LES LARMES

         

sur les auteurs

Jasna Samic
, née à Sarajevo, vit à Paris où elle écrit en bosnien (serbo-croate) et en français. Elle a publié des romans, nouvelles, poésie, pièces de théâtre, essais ; elle est aussi metteur en scène de nombreuses pièces de théâtre et l'auteur de films documentaires. Lauréate de plusieurs prix littéraires français et internationaux.

Milomir Kovacevic est né à Cajnicˇe (ex-Yougoslavie) en 1961, il a fait ses débuts de photographe dès l'âge de 17 ans au Club universitaire de photographie (CEDUS) à Sarajevo. En 1986, il devient membre de l'Association des journalistes professionnels et, en 1989, de l'Association des artistes, section photographie.

 

 

LA FILLE ET LES LARMES

Pendant que les nuages pleurent, comment peut fleurir mon jardin? se demande le poète. Pendant que l'âme de l'enfant gémit silencieusement, comment peut-on chanter? Marcher? Voler ? Sur les ailes des souvenirs et des désirs? ...

Le plus triste sur la fillette que nous voyons derrière la fenêtre du bus est sa petite main collée à la vitre. Comme froissée de douleur? Ou fâchée parce qu'elle doit partir? Parce qu'on la chasse. Une petite main seule dans une énorme tragédie dessinée sur cette fenêtre ! Et derrière elle.
Comme si elle voulait arrêter le bus.
Son visage est gelé. Pense-t-elle à quelque chose? Les enfants pensent-ils? Que peut ressentir une petite fille au visage qui gèle? Son âme s'est-elle pétrifiée de douleur, comme celle de mon poète ? Ou bien s'est-elle, elle aussi, recouverte de givres comme ses yeux qui fixent le vide? Alors que la fleur glissée dans ses cheveux est terriblement vivante. Et que la vitre pleure. Et que les larmes coulent sur elle.

Cette petite main énergique semble demander aux larmes qui coulent sur la fenêtre de s'arrêter.



Comment peut-on comprendre ce que l'image nous dit? Les images sont comme des livres, dit l'écrivain, on les feuillette comme un ouvrage. Mais nous ne savons pas toujours ce qu’elles nous racontent. Que dit l'auteur arraêta de ses yeux cet instant mué en image, yeux posés sur cette vitre et sur la filette derrière elle ? L'instant dramatique qui s'étend à l'infini.
Que dit cette fleur dans les cheveux de la fillette ? Fleur vivante et fraîche ! Son âme s'est-elle aussi pliée de douleur ? Dit-elle, elle aussi, comme la silencieuse fille : « Mon exil est plus amère que le vôtre car j'appartiens au ciel? » Se demandent-elles, - la fille et la fleur – ce que sont les cieux ?

Tout est obscurité autour d'elle, la nuit derrière elle, la nuit devant elle ...

C'est une poupée qui pleure et un enfant qui a vieilli. (Et qui a tout à fait raison de mépriser cette planète.) Son visage d'enfant mué soudainement en adulte. De douleur!
Son visage est la musique que nous entendons: « La chanson des enfants morts » que répandent ses larmes collées à la fenêtre du bus qui amène les malheureux vers l'inconnu. Qui amenera quelque part la fille également. Alors que sa main crie sans aucun doute: "Stop". Mais dit stop à qui et à quoi ? S'adressant à une nouvelle vie, à une nouvelle mort? Stop au gémissemement ?

Ou dit-elle "adieu "? Adieu à la vie, à ses parents, à ses poupées qu'elle quitte, aux gens qui, quelques instants auparavant, lui ont carresé la fleur et ses cheveux soyeux dont la frange tombe énergiqument sur son front d'enfant?

Nous regardons l'image et nous entendons les « Kindertotenlieder » qui se répandent dans l'obscurité qui remplit le bus et entoure la fille. La nuit est derrière elle. Et peut-être même en face d'elle?
Des mélodies inaudibles résonnent depuis la fenêtre qui verse ses larmes glacées. Les larmes versées par l'âme de la fillette, qui ont gelé sur la fenêtre.
Alors que même les nuages pleurent. Et sa petite main dit: "Stop". Stop au gémissement et à la guerre qui la chasse Dieu sait où ... Et vers quoi ...