sur l’auteur
Jasna Samic, née à Sarajevo, vit à Paris où elle écrit en bosnien (serbo-croate) et en français. Elle a publié des romans, nouvelles, poésie, pièces de théâtre, essais ; elle est aussi metteur en scène de nombreuses pièces de théâtre et l'auteur de films documentaires.
Lauréate de plusieurs prix littéraires français et internationaux.
La dimension religieuse dans la littérature des auteurs de Bosnie
Je voudrais écrire ici quelques mots sur l’utilisation de la religion et de Dieu, voire de la présence de Dieu (Dieux) et de la religion (religions) dans la littérature des auteurs de Bosnie.
Dans les passages sur l’amour de Dieu, dans l’essai consacré à l’amour en général ( « L’Art d’aimer », publié dans les années 70), Erich Fromm tire la conclusion qu’à travers l’histoire, l’amour de Dieu se manifeste d’abord comme une liaison impuissante envers la mère déesse, puis c’est l’attachement soumis au dieu père, alors que dans la phase mûre de l’homme, Dieu cesse d’être une force extérieure, puisque l’homme a incarné les principes de l’amour et de la justice en lui-même, ayant fait l’union avec Lui ; aussi l’homme parle-t-il désormais de Dieu uniquement dans le sens poétique, et symbolique.
Est-ce encore vrai ? La vérité nietzschéenne que Dieu est mort semble pourtant moins que jamais être à l’ordre du jour. Toutefois, à l’instar d’Erich Fromm, aujourd’hui encore nous pouvons nous demander si la religion signifie avoir la foi en Dieu ou plutôt en doctrines religieuses ? Si on ne trouve pas de réponse à la question qui s’impose – qu’est-ce que Dieu ? – on peut, par ailleurs, se demander comme Beckett : « que faisait Dieu avant la création ? »
Dans les Balkans, et notamment en Bosnie, Dieu est devenu une sorte de produit de marketing, aussi présent et exploité que le coca cola par exemple.
Or, comme la religion gagne de plus en plus de terrain dans tous les domaines de la vie, nombre de pages de littérature sont aussi de plus en plus consacrées et à Dieu et à la religion.
Rappelons-nous le passé :
Chacun sait que, dans le passé, l’identité religieuse était pratiquement la seule identité des habitants des Balkans, et surtout de ceux de la Bosnie. Il en va de même pour aujourd’hui ; d’ailleurs, les nationalités en Bosnie sont fondées sur cette identité-là.
C’est dans l’Empire ottoman, qui a régné dans ces pays pendant plusieurs siècles, ayant laissé d’innombrables traces religieuses et culturelles, qu’on voit la naissance de l’identité religieuse. Depuis, elle ne cesse de se développer, y compris à l’époque communiste, dans la seconde Yougoslavie (entre 45 et 90), période qui représente pourtant un répit quant aux religions et Dieu.
En effet, on commence à écrire une vraie littérature religieuse en Bosnie avec l’occupation turque ottomane. Un grand nombre d’auteurs locaux convertis à l’islam écrivent en turc, arabe ou persan, mais aussi en langue slave locale, nommée bosniaque, avec les caractères arabes (littérature dite « alhamiado »). Le même type de littérature existe aussi chez des Juifs de Bosnie, qui utilisent les caractères hébreux et la langue bosniaque. Les Juifs, catholiques et orthodoxes, écrivent, tous, une littérature religieuse qui consiste surtout en commentaires de livres sacrés. Les auteurs qui utilisent les « langues orientales » pour rédiger leurs ouvrages, sont le plus souvent des poètes, et dans leur poésie, c’est la pensée soufie, voire l’amour de Dieu qui dominent tout autre sentiment. La poésie soufie devient le genre qui existera même après la disparition de l’Empire ottoman. Par ailleurs, le soufisme continue à inspirer encore de nos jours des auteurs de Bosnie.
Tandis que la plupart des écrivains yougoslaves juste après la seconde guerre mondiale ont pour thème de leurs poésies, romans et nouvelles « la lutte révolutionnaire des partisans de Tito pour la libération de la patrie », Ivo Andric est le premier qui commence à s’intéresser à l’Empire ottoman en le prenant pour thème et pour la toile de fond de ses œuvres. C’est ainsi qu’est né un nouveau genre : le roman historique (ou plutôt pseudo-historique). Ce Prix Nobel yougoslave sera aussitôt suivi par d’autres auteurs, eux aussi d’origine bosniaque (ou si on veut, d’origine bosnienne) qui s’intéresseront aussi à la mystique musulmane.
Dans l’un de mes textes, j’ai déjà traité du soufisme chez les auteurs ex-yougoslaves originaires de Bosnie, tels Ivo Andric (« La mort dans le tekké de Sinan»), Mesa Selimovic (« Le derviche et la mort »), et Dervis Susic (« Hasan Kaimija »). J’ai essayé d’y montrer comment ces auteurs ont utilisé l’idée soufie, comme d’une sorte de langage codé, pour décrire tout à fait autre chose.
(Il faut remarquer qu’Ivo Andric ne s’intéressait pas beaucoup à ce phénomène et qu’à part la nouvelle citée, « Smrt u Sinanovoj tekiji » (« La mort dans le tekké de Sinan »), on ne trouve pas d’autres textes de cet auteur où figurerait la pensée soufie.)
Je ne rappellerai ici que brièvement que dans sa nouvelle « La mort dans le tekké de Sinan », Andric confond le cheikh, guide spirituel soufi, avec un moine catholique, plein de remords depuis qu’il a vu le corps nu d’une femme. Or, l’islam, qui est au fond une religion hédoniste, ne connaît pas ce genre de péché. Par ailleurs, Mesa Selimovic se sert de certaines idées du soufisme, pour décrire les affres de la seconde guerre mondiale, ou plutôt pour parler des amitiés et des trahisons pour les grandes causes. Enfin, la nouvelle de Dervis Susic est, en quelque sorte, plus proche de la philosophie soufie que les ouvrages précédents. Le héros de cette nouvelle, Hasan Kaimi Baba, cheikh du tekké de Sinan Agha à Sarajevo, au 17ème siècle, n’est qu’un bon-vivant, hédoniste, qui aime le vin, et qui guérit les jeunes filles avec ses caresses.
Je voudrais aussi mentionner qu’Ivo Andric était un chrétien d’origine catholique qui se déclarait Serbe, Mesa Selimovic était musulman de Bosnie qui se qualifiait de Serbe, lui aussi, et Dervis Susic était musulman qui se déclarait avant la guerre de 90 comme étant de nationalité musulmane (Musulman avec un « M » majuscule).
Si ces ouvrages traitent de la mystique musulmane, ce ne sont aucunement des ouvrages qui traitent directement de Dieu ou de la religion. Autrement dit, si on peut dire qu’il y a là un sentiment religieux, on ne pourrait en aucun cas les qualifiés d’ouvrages religieux.
Dans les années 80, il y a une nouvelle vague d’auteurs de la Région, eux aussi d’origine bosniaque, qui s’inspirent, directement ou indirectement, de la pensée soufie pour écrire leurs textes, que ce soit de la prose ou de la poésie, cette dernière n’étant jusque-là que profane.
L’idée soufie, et la religion en général, continuent de nos jours à être exploitées dans la littérature par des auteurs de Bosnie ; ce phénomène devient manifeste après la guerre des années 90. Est-ce le fatalisme, comme conséquence de cette guerre (1992-1995), ou tout simplement « la mode » qui ont conduit ces auteurs de s’adresser parfois dans leurs écrits à Dieu ou de parler de leurs religions ? Ce sont surtout des auteurs musulmans, ou qui sont d’origine musulmane, qui s’intéressent à ce genre de littérature, mais il y a aussi des ouvrages d’auteurs chrétiens, ou d’origine chrétienne, qui sont imprégnés de sentiments religieux.
On pourrait remarquer plusieurs types d’auteurs, c'est-à-dire plusieurs façons de traiter des religions et de Dieu dans la littérature moderne de Bosnie Herzégovine.
Toutefois, si ces auteurs chrétiens (ou d’origine chrétienne) et des auteurs musulmans bosniaques (ou d’origine musulmane), évoquent la religion et Dieu dans leurs textes, il est pour autant difficile de reconnaître, surtout chez des auteurs chrétiens, de quelle religion ou de quel Dieu, il y est question. Or, certains sont pratiquants alors que d’autres sont laïcs et athées. Les ouvrages des uns ne font qu’évoquer Dieu, tandis que ceux des autres sont imprégnés de profonds sentiments religieux.
(Notons en passant qu’il est presque impossible de trouver des athées en Bosnie d’aujourd’hui, alors qu’à l’époque titiste, il paraissait que tout le monde l’était.)
Néanmoins, presque tous ces ouvrages montrent une vraie qualité littéraire. Il faut aussi dire que la plupart des auteurs cités sont des poètes, étant donné que la poésie en tant que genre joue toujours un rôle très important, non seulement dans ce pays, mais aussi dans toute la région. Il est aussi à souligner qu’on ne trouve pas d’idées extrémistes dans les ouvrages des auteurs qui évoquent soit la religion en général, soit Dieu ou l’amour de Dieu (inspiré par le soufisme) en particulier.
L’un des auteurs chrétiens qui parle d’une certaine façon de Dieu dans ses derniers poèmes est le poète Stevan Tontic. Voici comment ce poète serbe de Bosnie, traite de la religion et de Dieu dans le poème « L’éclat et l’obscurité » :
Jamais autant d’éclat dans l’air
Jamais autant de feu sur les hauteurs
Que cet été-là.
Jamais tant d’éclat (venu) du Seigneur
Dans chaque petite plante, chaque petite bête, chaque petite chose,
Dans les flots et dans les fruits.
Chaque chose touchée par la lumière
Plonge dans la beauté folle,
La poussière de la route boit jusqu’à la déraison
Le lait céleste de la mère.
Jamais une clarté aussi sainte
Jamais la journée aussi parfumée.
Jamais jamais autant d’obscurité
Qui pèse sur les humains.
(Extrait du poème « L’éclat et l’obscurité »)
S’il est évident que l’auteur ne doute pas que Dieu existe et qu’il soit le Créateur du monde dans lequel nous vivons, il est aussi clair qu’il en est très deçu. Malgré la beauté luisante qui émane de Dieu dans chaque être et dans chaque chose de la terre, c’est, selon l’auteur, l’obscurité qui règne partout. Cette obscurité est le symbole ici du crime et de la guerre, et elle pèse sur les hommes. L’homme, ou plus exactement son âme est chargé de ténèbres à l’image d’un panier rempli de lourd poids.
La même quasi-absence de doute à propos de l’existence du Créateur, nous la trouverons aussi dans d’autres vers du même auteur dont je citerai quelques-uns tirés du poème « Merci Seigneur »:
Merci Seigneur de m’avoir rendu aveugle
(Là aussi tu t’es montré puissant)
Je croyais que je vivais avec les miens,
Peut-être même avec les anges,
Que je me promenais dans les jardins de Paradis,
Mais maintenant j’ai tout compris.
Merci de m’avoir enfin ouvert
Les yeux
Avant que je te rende
Mon âme.
Merci de m’avoir privé de la parole
De m’avoir rendu muet à jamais.
Et si je restais sans parole
Devant la grâce du visage humain,
Devant la beauté du corps féminin qui nous rend fou,
Et devant la beauté que tu étendais partout
Sur les cieux et la terre,
Comment ne pas devenir sourd et muet
Devant toute cette horreur et tout ce malheur (qui nous entoure) ?
...
Dans d’autres vers, le même auteur évoquera aussi les anges, les livres sacrés, auxquels il consacre d’ailleurs une de ses poésies, le Jugement Dernier, des personnages bibliques, il se confessera aussi à Dieu, et tout cela dans le but de nous dire qu’il vit dans l’enfer et que cet Enfer, même s’il l’a officiellement quitté, continue à résonner dans son cœur, comme dans les cœurs et les âmes de tous ceux qui ont vécu le siège de Sarajevo et étaient témoins des crimes commis pendant cette guerre.
Le poème suivant, dont je me permets aussi de citer quelques vers, est entièrement consacré à Dieu, mais à un Dieu qui est loin d’être bon et clément. En revanche, Il est si cruel et aveugle que ce beau poème pourrait être considéré comme une critique du Tout-puissant. Le poème intitulé « L’élégie à un coq égorgé », pourrait être compris à la fois comme un poème religieux, et comme celui écrit par un athée qui ne veut plus entendre parler de Sa bonté. Quoi qu’il en soit, l’auteur se tourne vers Lui pour exprimer sa profonde déception, son profond malheur, qui est aussi un malheur généralisé dont souffrent tous ceux qui ont partagé le même sort pendant plusieurs années, regardant droit dans les yeux la mort, le crime et l’injustice.
C’est le poème de Yehuda Amichaï, poète allemand d’origine juive, né en 1924, et ses vers « La main de Dieu dans le monde », et plus particulièrement le vers « qu’est-ce que Dieu voit … lorsqu’il plonge ses mains dans le monde ? », qui ont servi à Stevan Tontic pour écrire son poème cité ci-dessus. Ce dernier est en fait une réplique, ou une réponse, aux vers du poète juif allemand :
(Il voit) le tremblement de terre qui détruit tout
Il semblerait- cher Yahuda- que le Créateur
Plonge de nouveau sa main dans le monde
...
Le spectacle « Le Jugement Dernier» (l’Apocalypse)
Se joue à trois dans ce Babilone dont les langues
Cuisent et se lèchent dans la même kacha
Et qui ne craignent point Dieu …
Tu as plongé tes mains ici…
Où résonnent les plaintes et les cris, où le frère tue son frère.
Je préfère être égorgé que d’être celui qui égorge.
…
O Dieu, sors tes mains terribles
Des entrailles de la terre où tu fouilles
Sors-les i lave-les dans ma douleur…
(Saraјevo - Jerusalim - Berlin, 1992/1996)
Inutile de dire que ce poème, comme presque tous les autres poèmes de cet auteur écrits récemment, est aussi marqué par la guerre des années 90 ; celui-ci est rédigé entre 1992 et 1996, lorsque le poète a fui la ville assiégé, pour aller chercher son refuge dans le vaste monde; il a erré d’un endroit à l’autre, pour se retrouver à Jérusalem, puis à Berlin.
Marko Vesovic, poète d’origine monténégrine, évoque lui aussi Dieu, mais on comprend dès les premiers vers que ce ne sont pas des poésies religieuses, écrites par un esprit religieux. D’ailleurs, l’auteur le souligne, surtout dans son poème « C’est facile pour moi, je suis Maïakovski ». En voici quelques vers :
…Ce n’est pas une vie. Ce sont les souvenirs
D’une vie… Ce n’est même pas le rire,
Mais un souvenir lointain de celui-ci.
Inconsolable. Et aussi, le souvenir des pleurs.
Souvenir de soi. Tous ces souvenirs
(parfois blancs come les cygnes de Hasanaginica)
Me disent : Tout ce que tu as fait, fut vain, comme le jour
Où tu désirais l’orage et la pluie sur Sarajevo qui brûlait.
Pourtant, si j’étais religieux, je commencerais ainsi
Chacune de mes prières : Merci Dieu,
Pour les malheurs qui ne me tombèrent pas sur la tête.
Je sais que c’est le hasard qui voulut que j’y échappe,
Que je fasse partie de ceux qui ont perdu ses proches (d’autres personnes)
Sans avoir retrouvé son propre être (son porpre personnage ; son « soi »).
Et pendant que je regarde
Les passants dans la rue, je pense : c’est facile pour eux,
Ils ne sont pas Marko de Darinka. Ils ne marchent pas sur l’iceberg
Qui fond sous leurs pas.
….
On pourrait dire que, pour ces poètes qui sont restés dans Sarajevo assiégé, Dieu est aujourd’hui encore semblable à l’ultime râle, ou le cri d’Edouard Munch.
Les poètes musulmans ou d’origine musulmane, qui évoquent à la fois Dieu et l’islam dans leurs textes, étant plus nombreux que les chrétiens, sont presque tous pratiquants. L’exemple type de ceux-ci est Dzemaludin Latic, considéré tantôt comme un grand poète, tantôt comme un grand fondamentaliste, voire islamiste. Dans sa poésie, imprégnée du dogme musulman, on trouve aussi de nombreux personnages du Coran, sans y trouver pour autant de nettes idées islamistes.
L’un des auteurs de talent qui parle de Dieu et de religion, ainsi que d’ éléments de la civilisation islamique, y compris de personnages du Coran, est Asmir Kujovic qui de plus, devient un auteur mystique à son insu, car il est évident qu’il ne connaît pas la mystique musulmane. Au contraire, il est plutôt hostile à cette philosophie qui est pourtant considérée aujourd’hui, grâce à sa tolérance et son envergure, comme « un islam parallèle ».
C’est en fait l’amour de Dieu qui est omniprésent dans la poésie de ce jeune poète qui a fait de lui un poète quasi-typiquement soufi. Ses vers représentent en fait un mélange de sentiments religieux et d’événements politiques, c’est-à-dire ceux de la guerre, car l’auteur y décrit à travers ses sentiments religieux et son amour de Dieu le siège de Sarajevo et la guerre qu’il a vécu. Ce phénomène – mélange de genre - est au demeurant fréquent chez d’anciens poètes bosniaques, à savoir chez Hasan Kaimi Baba qui, tout en étant soufi, a décrit dans sa poésie la guerre de Crète qui opposa les Turcs aux Vénitiens et aux Autrichiens. Asmir Kujovic, poète que l’on vient de citer, ne connaissait pas cette tradition, étant donné qu’il ne connait pas les langues orientales et que les poésies de Hasan Kaimi, écrites en turc ottoman, ne sont pas traduites en bosniaque.
Parmi les poètes de même genre, il y a aussi une femme, Melika Salih Bey Bosnewi qui, tout en étant pratiquente à l’instar des poètes masculins cités ci-dessus, a consacré ses poèmes à la religion et à Dieu. Elle est l’une des rares qui écrit des poésies pseudo soufies depuis les années 80.
(Je voudrais juste évoquer en passant que moi-même j’ai évoqué Dieu, dans mes poésie, inspirées de soufisme, mais que je ne suis pas pratiquante, pas plus que mes poèmes sont religieux, bien que cela puisse paraître aux yeux de ceux qui ne connaissent pas bien la pensée soufie.)
En ce qui concerne la prose, ce sont surtout les idées soufies qui sont exploitées par les auteurs musulmans de romans historiques.
Le plus connu parmi eux est Dzevad Karahasan, qui est à la fois philosophe et romancier. Les idées religieuses et soufies sont surtout présentes dans ces deux ouvrages : Istocni Diwan – Diwan oriental et Sahrijarov Prsten – L’anneau de Sahrijar.
A l’instar de Mesa Selimovic ou Ivo Andric, cet auteur aussi fait appel au soufisme pour donner son point de vue sur la vie et le monde en général. Néanmoins, Dzevad Karahasan connaît mieux l’univers oriental qu’Ivo Andric et Mesa Selimovic, surtout ses poètes soufis et ses philosophes, tout en restant lui-même assez éloigné de la mystique musulmane proprement dite. De plus, cette érudition fait de lui un auteur lourd, bien qu’il ait eu un certain succès en Europe et particulièrement en Allemagne.
Ce qui approche le plus Dzevad Karahasan des auteurs orientaux, c’est ce côté didactique que l’on trouve dans ses ouvrages. Des phrases tels que : « Il est unique, indivisible, tout Lui est soumis » (« On je jedan, nedjeljiv, sve je njemu podređedno…. »), pullule dans le roman Le diwan oriental. (Je dis en passant que ce titre représente un pléonasme, car il n’y a pas de diwan occidental.)
Par ailleurs, l’idée que ce monde est mu par l’amour de Dieu est plus proche du christianisme que de l’islam, bien que l’amour soit le motif et le moteur du soufisme, ainsi que le but de chaque mystic musulman. Il faudrait aussi se demander si l’auteur a raison quand il dit qu’on préfère dans l’islam l’au-delà que la vie d’ici-bas. La plus authentique du point de vue soufie est la célèbre phrase Ana –l- Haq – Dieu, c’est moi, prononcé par le poète oriental al-Halladj (10ème siècle, tué à cause d’elle), cité par notre auteur.
Tout comme dans le Diwan oriental, l’autre roman de Dzevad Karahasan, L’Anneau de Sahriyar, fourmille de maximes ; c’est un livre qui, par beaucoup d’aspects, représente un traité philosophique imprégné de sagesse orientale. Ici aussi, l’auteur fait preuve de son érudition, en évoquant des philosophes, des poètes, et des personnages historiques, tout en se servant de la religion et du soufisme pour exprimer avant tout sa propre philosophie de la vie.
Parmi les écrivains contemporains qui aiment évoquer Dieu, et dont les ouvrages sont imprégnés de l’islam, nous trouvons aussi Nedzad Ibrisimovic, auteur de romans historiques, et Abdulah Sidran, poète et auteur de scénarios pour les films d’Emir Kusturica. Néanmoins, la religiosité est beaucoup moins manifeste dans la poésie de Sidran que dans la prose de Nedzad Ibrisimovic.
Pour conclure, on peut dire que chez la plupart des auteurs de Bosnie qui évoquent d’une manière ou d’une autre la religion ou Dieu, on sent le désespoir causé par la dernière guerre (1992-1996). Le fatalisme n’y est pas absent lui non plus, et parfois, Dieu et les sentiments religieux se confondent étant le dernier secours du « naufragé ». Tous ces auteurs sont, soulignons-le encore une fois, de Sarajevo et ont vécu le bombardement et le siège de la ville qui ont duré plusieurs années.
Qu’ils soient religieux ou pas, il est difficile de savoir si ces auteurs sont plus proches de Jalaludin Rumi ou de Lacan. Rumi a dit : Dieu n’existe pas pour ceux qui reconnaissent son existence, Il existe pour ceux qui reconnaissent son œuvre. (Oh, toi sans forme, Tu apparais dans tant de formes diverses.) »
Hormis le fait de se demander si Dieu a un sexe, Lacan, pour qui Dieu est « l’infini », dit par ailleurs : « Il faut être Dieu pour connaitre Dieu » ; et encore : « Si Dieu n’existe pas, rien n’est plus permit ; les névrosés nous le prouvent quotidiennement ».
Quoi qu’il en soit, depuis la nuit des temps, la religion et Dieu font partie de l’humanité. En ce qui concerne la Bosnie aujourd’hui, Il est devenu presque un besoin pour certains auteurs. Toutefois, si on peut confirmer que la religion prend de plus en plus de place dans la vie sociale de ce pays, elle reste marginale dans les ouvrages littéraires, malgré le fait que certains auteurs se tournent vers la religion et Dieu. Plus qu’un produit, Dieu dans les Balkans devient en fait un tic. Pour ce qui est des auteurs qui mettent de la religion dans leurs écrits, la vérité prononcée par Erich Fromm, cité plus haut, me semble plus vraie que jamais, car les poètes et les romanciers de Bosnie parlent de Dieu surtout dans un sens poétique et symbolique.
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